Sur 24 administrateurs, 18 doivent être en situation de handicap et, sur les six restants, deux doivent représenter les familles… Voilà ce que prévoient les statuts d’APF France handicap en matière de gouvernance au niveau national. Pour compléter le dispositif sur le plan local, l’association a mis en place en 2003 des conseils départementaux et régionaux forcément incarnés par une personne handicapée, « pour toujours demeurer considérée comme représentative des personnes », indique le directeur général adjoint, Patrice Tripoteau. Au risque, sinon, d’être cantonnée au seul rôle d’association gestionnaire. Un qualificatif souvent utilisé pour dénoncer une collusion supposée avec les pouvoirs publics.
Aussi cet enjeu de représentativité s’inscrit-il de longue date dans les préoccupations des associations. « Nombre d’entre elles, en particulier dans le champ de la solidarité, l’intègrent au cœur de leur projet », observe Frédérique Pfrunder, déléguée générale du Mouvement associatif. Et, aux yeux d’Adrien Breger, chargé de mission sur le travail social et la participation à la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), c’est une interrogation prégnante à tous les niveaux : « La question de la participation et de la représentativité se pose depuis l’élaboration du règlement intérieur d’un établissement jusqu’à la réflexion autour de ce que pourrait être demain un revenu universel d’activité. »
Quoique ancrée depuis les dernières décennies, la question de la représentativité acquiert aujourd’hui une plus forte acuité. En raison de l’évolution de la société, mais aussi de la remise en cause des corps intermédiaires, pointe le directeur général de l’Uniopss, Jérôme Voiturier : « Ils sont parfois perçus comme une prolongation de l’Etat, ce qui s’agrémente de temps en temps du soupçon de collaboration, de collusion. Tout ceci complexifie les relations entre les structures associatives et les personnes qu’elles représentent. Un hiatus s’aggrave. Les associations doivent donc réagir et intégrer dans leurs instances de gouvernance, sans faux-semblants, des personnes qu’elles représentent. »
Tensions entre expertises
Reste à trouver un juste équilibre. « Il n’est pas question de dire que des personnes valides ne peuvent compter parmi les parties prenantes d’APF France handicap », prévient Patrice Tripoteau. Pour éviter des conflits de légitimité entre élus et professionnels, il affirme que l’association s’appuie sur une « culture du binôme », afin de favoriser une « addition des expertises ». Mais personne ne balaie pour autant la question d’un revers de main, et Adrien Breger concède que cela peut demander un apprentissage.
Les tensions entre expertises du vécu et technique se retrouvent à tous les niveaux de la gouvernance. Sur le papier, les élus, en particulier les administrateurs, assument un rôle politique et les directions générales s’assurent de la mise en œuvre pratique de ces orientations stratégiques. Mais, dans les faits, les frontières s’avèrent parfois poreuses. De même, la position des travailleurs sociaux s’en trouve modifiée : « Le statut du sachant face au bénéficiaire évolue vers une utilisation du vécu expérientiel, et on voit de plus en plus de travailleurs pairs devenir intervenants sociaux », remarque Adrien Breger. Certaines associations, comme l’Unapei, qui représente les personnes déficientes intellectuelles et leurs familles, ont inscrit dans leur guide de la gouvernance cette triple expertise des personnes, des familles et des professionnels. « S’assurer que le projet politique coïncide avec le fonctionnement interne, mettre en adéquation les compétences métier des professionnels et celles des bénévoles, requiert un travail permanent pour les associations, avance Frédérique Pfrunder. Il faut constamment mixer les rapports hiérarchiques entre salariés, les liens non subordonnés entre salariés et bénévoles et articuler une grande diversité de compétences. » Ce qui l’amène à observer que le modèle associatif, à ses yeux trop peu exploré par la recherche, pourrait pourtant aider à repenser l’organisation du travail.
En attendant, les uns et les autres mentionnent des apports venus de la complémentarité des compétences et des expertises. Pour Jean-Louis Laville, titulaire au Cnam de la chaire « économie solidaire » et auteur de Réinventer l’association (éd. Desclée de Brouwer, 2019), « les travailleurs sociaux trouvent une nouvelle identité, cette fois d’accompagnateurs de l’autoréflexion et de l’autodétermination. Ils ne sont plus des experts surplombants ». Autre gain, qui en découle, souligné par Luc Gateau, président de l’Unapei, la prise en compte des personnes concernées dans le fonctionnement des associations permet la transformation des offres. Et de citer en particulier la notion de « parcours », le déploiement des services d’accompagnement à la vie sociale pour répondre aux attentes d’adultes ne voulant plus vivre en collectivité, et donc l’évolution des métiers.
Pas de « recettes magiques »
De l’avis de tous, les modalités pour favoriser cette représentativité sont diverses. Inclusion des personnes dans les instances de gouvernance, comités ad hoc … Il n’y a pas de « recettes magiques », insiste Jérôme Voiturier, qui invite chaque structure à déterminer ce qui correspond le mieux à son histoire. Mais quel que soit le modus operandi retenu, restent des préalables indispensables pour que la prise en compte des points de vue de chacun s’inscrive dans les faits.
Sur le plan matériel, d’abord. Le remboursement des frais de transport doit être prévu, de même qu’un budget pour des moments conviviaux : « Les temps informels permettent souvent de recueillir de précieuses remontées de terrain », remarque Patrice Tripoteau. Il faut aussi, selon Adrien Breger, rémunérer les participants ou, à tout le moins, valoriser leur action lorsqu’ils prennent part à des focus « groupe » qui requièrent une importante disponibilité. Enfin, dernier point matériel, et non des moindres, évoqué par Sophie Bourgeois, conseillère « gouvernance et développement associatif » chez Nexem, des moyens techniques doivent permettre l’accès de tous à l’information, notamment au travers, lorsque c’est nécessaire, du français facile à lire et à comprendre (Falc).
De façon générale, l’avis est unanime : la représentativité implique que l’on y consacre du temps. A commencer par celui de la formulation et de la reformulation auprès de publics parfois peu habitués à ces modes de prise de parole et de décision. « En somme, un portage politique est indispensable pour que cela fonctionne, de même qu’un soutien à la participation des personnes », recommande Sophie Bourgeois, qui précise également la nécessité de prévoir un temps de retour sur les décisions prises. De plus, ajoute Frédérique Pfrunder, les modalités de participation doivent s’adapter aux publics – par exemple revêtir un caractère plus informel lorsqu’il s’agit de mobiliser des jeunes – et tenir compte des disponibilités des plus grands exclus.
Au niveau méthodologique, « il faut être clair sur ce que l’on attend de l’idée polysémique de “participation” et sur ce que l’on sera capable de réaliser : un simple partage d’information, une codécision, un copilotage », préconise Adrien Breger. Il note que, dans certaines grosses structures, un professionnel se voit dédié à la facilitation de la participation, permettant de mener des projets d’ampleur.
Des « espaces de dialogue formalisés »
Partout s’imposent, selon les termes de Frédérique Pfrunder, des « espaces de dialogue formalisés », des lieux que Jean-Louis Laville estime devoir être « délibératifs et modestes pour permettre l’expression directe des usagers sans passer par le prisme représentatif. Comme dans l’ensemble de la société, si la démocratie représentative n’est pas relayée, survient une crise de légitimité. » Ces lieux doivent avoir un pendant pour les professionnels, qui, eux aussi, doivent pouvoir s’exprimer. Et il convient de garantir une égalité dans la verbalisation des éléments, de prévoir des conditions d’échange et non de confrontation des points de vue, alerte Adrien Breger.
Le lien entre adhésion et représentativité semble moins évident. Pour Sophie Bourgeois, il ne s’agit pas d’ un prérequis. De son côté, APF France handicap sait ne pas pouvoir compter sur l’engagement militant de ses 20 000 adhérents. Elle espère toutefois les fidéliser et constituer un vivier de personnes prêtes à s’engager. Une nécessité, d’autant que le soufflé de la représentativité n’est pas près de retomber, tant il s’imbrique avec les enjeux de la responsabilité sociale des organisations, elle-même émergeante (voir encadré page 29).
Reste que de nouveaux défis se dressent devant cet enjeu de la représentativité. D’une part parce qu’il faut inventer des formes de participation dans la cité elle-même puisque de plus en plus de personnes accompagnées vivent hors des établissements. D’autre part, il faudra veiller à ce que cet appel à demeurer représentatives ne conduise pas les associations à laisser sur le bord de la route ceux et celles qui, pour un temps au moins, ne seraient pas en mesure de prendre leur part au dialogue. Enfin, et c’est peut-être le plus redoutable piège pour la représentativité, elle doit éviter la personnalisation, la défense d’intérêts particuliers. Les additionner ne suffit pas à créer le bien commun.
La RSO, projet politique de l’Udaf de l’Hérault
La place des bénéficiaires a évolué. Elles sont désormais parties prenantes et coconstruisent les décisions prises. Et cela s’est traduit dans les instances de gouvernance. Ainsi, les personnes protégées disposent désormais d’un conseil de la vie sociale. Mais l’idée que les parties prenantes extérieures puissent influencer les choix a pu susciter des inquiétudes, reconnaît Marc Pimpeterre, directeur général de l’Udaf (Union départementale des associations familiales) de l’Hérault : « Il a fallu exposer les complémentarités. Désormais, la RSO [responsabilité sociale des organisations] fait partie de notre marque employeur, et c’est un formidable facteur de connivence entre personnes accompagnées et professionnels. Il n’y a pas de conflit de légitimité. »
ATD quart monde : Aider les militants en amont de leurs prises de parole
« Nous sommes contents d’être au conseil d’administration d’ATD Quart monde », raconte Elodie Espejo-Lucas. Son mari Vincent et elle, qui ont voulu « vivre cet engagement en couple », estiment fort utile leur participation à la prise de décision au sein du mouvement. « C’est bien qu’il y ait des militants “Quart monde” dans le conseil. On ne veut plus subir les choses, mais devenir parties prenantes des choix qui nous concernent. »
Pionnière dans le domaine de la participation des personnes accompagnées à ses instances de prise de décision, l’association, qui compte seulement 47 salariés mais près de 3 000 militants, a mis en place des moyens importants pour qu’elle soit effective. « Avant les conseils d’administration, nous avons un échange avec la présidente, qui nous aide à formuler nos avis ensuite devant tout le monde, raconte Elodie. Et si nous n’osons pas prendre la parole devant tout le monde, elle relaie nos avis, puisqu’on les lui a donnés la veille. Cela nous permet d’être membres à part entière. »
« Cela prend du temps, c’est plus compliqué qu’une prise de décision qui serait verticale, imposée d’en haut », commente la présidente, Marie-Aleth Grard. Mais elle défend ce choix et veille à ce qu’au conseil d’administration chacun prenne la parole.
Dans ce conseil, les militants sont aussi présents dans le pôle « politique ». Et cela lui semble précieux : « Même après quarante ans de militantisme, je reste parfois surprise de la façon dont des situations de la vie quotidienne peuvent être abordées différemment selon les personnes. » Et d’illustrer ce décalage par l’exemple du retour à l’école après le premier confinement : pour les non-précaires, une prise en considération des élèves fragiles et, pour les parents en difficulté, l’envoi des enfants des plus pauvres en première ligne pour tester les protocoles. Aussi faut-il souvent prévoir du temps pour convaincre. Parfois au prix du report d’un vote au conseil d’administration suivant. « On est lents, chez ATD, sourit la présidente, parce que nous nous mettons au rythme de celui qui rencontre le plus de difficultés. Or, la grande pauvreté, ça casse les individus. »
L’association reste fermement attachée à ce croisement des savoirs, qu’elle développe entre personnes précaires, professionnels et chercheurs. « J’ai moi-même beaucoup appris dans le mouvement, confie Marie-Aleth Grard. Travailler aux côtés des plus pauvres m’a conduite, lorsque j’ai été élue locale, à animer des instances de façon particulière, en associant tout le monde. Ce qui, pour moi, était naturel en a surpris plus d’un ! »