« Au début, comme beaucoup de directeurs, on dirige un établissement, puis un deuxième… » Dans le contexte d’une fusion, Sarah Klajnberg découvre, en 2019, le pilotage en « multisite ». De directrice d’un seul CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale), elle est propulsée à la tête d’un pôle comprenant quatre centres d’hébergement, d’un dispositif de logement accompagné, d’un habitat inclusif, et de plusieurs projets d’insertion. D’abord enthousiaste à l’idée de diriger cette diversité de structures, elle mesure vite la croissance de ses responsabilités. « Ma délégation unique de direction faisait huit pages. Vous voyez tout ce qui pèse sur vous et ce n’est pas rien », raconte-t-elle.
Devoir gérer plusieurs établissements et services devient une étape courante dans le parcours des cadres du secteur social et médico-social. « Souvent, il s’agit de piloter trois ou quatre sites, voire plus en région parisienne », témoigne Pascal Leclère, directeur associé du cabinet de recrutement Potentiel. De nombreux facteurs peuvent expliquer cette tendance : croissance du secteur associatif, proximité géographique entre sites, recherche d’économies d’échelle, volonté de rendre les postes de direction plus attractifs, sophistication des prises en charge, développement des plateformes de parcours… Dans le secteur du handicap, « la transformation en dispositifs crée du multisite », explique Yvan Revellin, directeur de territoire dans le nord du Rhône à la Fondation OVE. Dans le cas de l’Association Père Le Bideau (APLB), présente dans cinq départements de la Nouvelle-Aquitaine et qui emploie 600 salariés, la décomposition des maisons d’enfants en de plus petites unités a progressivement mis fin à la direction monosite. S’il existe aussi dans le secteur du grand âge, ce mode d’organisation y semble moins revendiqué. A la fondation Partage et Vie, il concerne par exemple quelques territoires comptant des Ehpad voisins où des opportunités de synergie existent, comme en Isère.
Un impact à interroger
Ce mode de gestion en plein développement est-il pour autant soutenable pour ses cadres ? Difficile d’apporter une réponse tranchée. Une note issue d’un mémoire collectif effectué auprès d’un échantillon de gestionnaires multisites et publiée par l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP) invite néanmoins à la réflexion. « La prise de poste dans ces organisations complexes est un défi pour les nouveaux directeurs qui peut impacter fortement leur qualité de vie au travail », signalent ses auteurs. « Aujourd’hui, on n’est pas capable de dire ce que le multisite produit », selon Valère Socirat, ex-directeur de l’Association nationale des cadres du social (Andesi) et co-auteur de Diriger au sein des nouvelles organisations sociales et médico-sociales (éd. Dunod). Car d’un organigramme à l’autre, aucun poste de directeur multisite ne se ressemble. Des facteurs comme l’étendue du périmètre, l’appui du siège et de la hiérarchie, les effectifs ou encore le niveau d’encadrement de proximité – incarné par un directeur adjoint ou un chef de service – peuvent jouer. « Certains directeurs de pôle vont essentiellement jouer un rôle d’animation d’équipe avec les directeurs et directrices de site, tandis que d’autres vont avoir davantage de marges de manœuvre : ils vont définir les objectifs, s’assurer de leur mise en œuvre, signer les Cpom (contrats d’objectifs et de moyens)… Toutes les configurations existent, et il peut aussi y avoir un hiatus entre le travail prescrit et le travail réel », souligne Guillaume Jaubert, maître de conférences, responsable du Master 2 « Direction et pilotage stratégique des organisations sociales et médico-sociales » à l’Ifross.
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Certains sortent en tout cas rincés de ce type de poste. « Le multisite, c’est un tourbillon sans fin qui ne s’arrête jamais », résume le consultant Marc Tessier, qui a, dans le passé, été directeur adjoint, responsable de pôle, directeur de territoire… « Quand un cadre est malade, il faut assurer ses astreintes ; lorsqu’un établissement sort d’une crise, c’est un autre qui y entre. Il suffit d’un problème pour ne pas pouvoir traiter les autres urgences. Au début, on se sent porté par la grâce, mais le risque, c’est aussi de voir les difficultés se démultiplier », avertit-il. A la Ligue Havraise, qui compte 25 établissements et services et 600 salariés dans les secteurs de l’enfance, de l’adulte, du travail protégé et de l’insertion, ce système a fini par lasser. Il a été mis en place en 2017 dans l’idée de réduire le nombre de niveaux de décision et de décloisonner. « Cinq ans après, on constate que les directions n’arrivent pas à gérer leur charge de travail. Elles ont trop de choses à faire, des difficultés à nous rendre compte, et ont échoué à éviter certains dysfonctionnements », souligne son directeur général, Michel Cappe. A ses yeux, la direction multisite s’est heurtée au besoin de certains cadres de maintenir leurs déplacements afin de rester proches de leurs équipes. Elle suppose aussi une organisation au cordeau, afin d’éviter la démultiplication des difficultés.
Etre ou ne pas être en proximité
Un directeur multisite doit-il donc renoncer aux visites pour alléger son emploi du temps ? Chaque organisation décide à sa manière de la juste place des temps d’échange dans les postes des directeurs multisites. Pour Michel Cappe, « l’attachement au terrain, cela se respecte ». De même pour le directeur qualité de l’association APLB, active, notamment, dans la protection de l’enfance, Philippe Charret :« Un directeur doit pouvoir rencontrer régulièrement les salariés, les familles, les enfants. Il faut que les gens le reconnaissent. » Dans d’autres structures ou contextes, il faut se préparer à modifier son rapport à la proximité. « Quand vous gérez quatre Ehpad, vous ne pouvez pas connaître tous les résidents et les salariés par leur nom », reconnaît Anne-Laure Dubois, qui en dirige aujourd’hui deux au sein de la fondation Partage et Vie. Au sein des PEP du Centre de la Bourgogne-Franche-Comté (CBFC), qui emploient 1 400 salariés et regroupent 100 établissements dans quatre départements (Côte d’Or, Doubs, Nièvre, Yonne), les attentes sont aussi différentes. « Je ne demande pas à un directeur d’être tout le temps sur la route et d’être en proximité constante avec les usagers et les familles, mais d’avoir une vision transversale de l’accompagnement des enfants », souligne son directeur général Alain Milot.
Un éloignement trop marqué du terrain peut aussi gêner pour des questions d’autorité et de légitimité. « Plus un périmètre s’élargit, plus il devient difficile d’incarner le rôle de celui qui peut trancher », résume le consultant en organisation Sylvain Jouve. « Si les salariés ne vous connaissent pas, que vous n’êtes qu’un nom, vos décisions ne sont pas incarnées autour d’une personne, c’est compliqué. Surtout si vous avez besoin de travailler finement la conduite du changement », confirme Sarah Klajnberg, pour qui il faut pouvoir trouver le bon dosage entre pilotage à distance et proximité. Des absences répétées sur site peuvent en effet favoriser des procès en déconnexion… C’est ce qu’a ressenti Olivier Géret lorsqu’il pilotait un institut d’éducation motrice ainsi qu’un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad), dans un contexte où il fallait développer des nouveaux services. « Ce que l’équipe pouvait renvoyer c’était “le directeur, on ne le voit jamais”. On m’a fait comprendre que je n’étais pas suffisamment au fait du quotidien et des difficultés des équipes », assure-t-il.
Harmonisation des procédures
Au-delà de l’attente de proximité, la démultiplication de sites à gérer s’accompagne aussi d’une proportion équivalente de procédures, les échéances à respecter : budget, obligations réglementaires, projets d’établissements, rapports, évaluations externes, tenue des conseils de la vie sociale, réunions de dialogue social… Comment faire ? A l’Association Père Le Bideau, les services du siège ont vocation à faciliter au maximum la vie des directeurs multisites sur le plan administratif, avec l’élaboration des contrats de travail, la gestion de la paie, l’envoi de courriers… « Notre rôle est de venir en soutien des directions, sans les solliciter en permanence », explique Emmanuel Troucelier. Ainsi, « on ne demande pas d’élaborer le budget de A à Z, poursuit-il. C’est le directeur administratif et financier qui se déplace pour évaluer les besoins d’investissement, faire le point sur les effectifs. »
« Pour travailler correctement en multisite, il faut de l’harmonisation des procédures et des méthodes. Sinon, c’est extrêmement lourd », répond de son côté Alain Milot. « Sur les protocoles, les plans bleus, ou encore le document unique d’évaluation des risques professionnels, j’ai mis en place un partage », abonde Anne-Laure Dubois, à la fondation Partage et Vie. Harmoniser les processus permet de gagner du temps, tout en facilitant le contrôle… Et ainsi, de déléguer des tâches, plus en confiance. « Travailler sur des socles et outils communs permet de vous assurer que vos relais de proximité parlent le même langage que vous », décrypte Alain Milot.
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Paroles de pros
« Au début, on se sent porté par la grâce, mais le risque, c’est aussi de voir les difficultés se démultiplier. »
Marc Tessier, consultant, ancien directeur de territoire
« Quand vous gérez quatre Ehpad, vous ne pouvez pas connaître tous les résidents et les salariés par leur nom. »
Anne-Laure Dubois, directrice de deux Ehpad
Manager « à distance » : la nouvelle discipline
Evaluer le travail des autres sans pouvoir le voir, cela s’apprend. « Cela demande de faire confiance, de réfléchir aux questions de responsabilités, de mettre en place une remontée d’information », énumère Guillaume Jaubert, de l’Ifross. Alors que la crise sanitaire a fait exploser les modes de communication à distance, cette thématique est présente dans les catalogues de formation. La fondation COS a ainsi mis en place une formation dédiée à ce sujet. Son angle : prévenir les risques psycho-sociaux associés à cette configuration. L’Uriopss de Bretagne souligne, dans son offre de formation sur ce thème, l’enjeu du passage « du management de contrôle au management de contrat ». Du côté de l’organisme de formation de l’association tutélaire de Lozère, on insiste sur la mise en place d’un « cadre, d’une organisation et d’outils adaptés au management à distance », via des contrats de délégations et des chartes de « bonnes pratiques ».