L’évaluation des établissements sociaux et médico-sociaux, quand elle a été introduite, devait favoriser la réflexion collective dans une perspective de débat démocratique sur l’action. Aujourd’hui, elle prend place dans une période où la professionnalisation est mise en avant pour contrecarrer des difficultés inédites de recrutement et où l’accent est mis sur la participation des personnes accompagnées. Or, sur ces trois plans – mise en débat, professionnalisation des salariés et implication des usagers –, le cadre proposé par la Haute Autorité de santé (HAS) pose de sérieuses questions.
Une normalisation par standardisation et invisibilisation des singularités
Dans le traitement des données, la cotation prend le pas sur l’explication, avec des effets infantilisants. Le rapport identique dans sa forme pour les établissements et l’absence de recommandations renforcent le caractère difficilement appropriable des résultats. L’évaluation, quand elle est réduite à une « évaluation de la conformité » avec le nouveau référentiel, se rapproche d’une inspection, les cabinets conseil étant retenus à partir de la norme Iso/Tec 1702, qui renvoie aux « exigences en matière de compétences des organismes procédant à des inspections ». « Les professionnels se sentent attaqués, certains vivent l’évaluation comme un contrôle de leur travail »[1].
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Cette perception est accentuée par la standardisation sur le modèle des activités sanitaires. Le référentiel est unique, ce qui suscite de l’incompréhension, voire de la défiance devant une « tendance à nous demander de nous médicaliser ». Logiquement, la normalisation est induite par l’accréditation, entraînant une sortie d’anciens évaluateurs parfois très expérimentés dans le domaine, remplacés par de nouveaux entrants spécialisés dans l’audit et la certification. Le processus de recueil et d’analyse des informations, passant par une plateforme sécurisée, restreint les marges de manœuvre puisque les critères sont nombreux avec une administration de la preuve fondée sur la traçabilité écrite, ce qui suppose des méthodes directives et peu réflexives. Les personnes interrogées à partir de la passation d’une grille sont considérées comme de simples informatrices. « Les entretiens étaient douloureux, très longs (deux à trois heures) et très répétitifs. »
Une ignorance des savoirs professionnels
Le référentiel HAS est présenté comme permettant une appréhension de la qualité et de l’éthique. Mais les deux sont abordées à partir de prescriptions qu’il convient de respecter. Or la systématisation de la traçabilité supposerait de renforcer la technostructure, ce qui contredit les orientations d’équipes axées sur l’accompagnement de terrain, dont les spécificités sont niées. « Du coup, beaucoup de frustrations car impossibilité de mettre en valeur notre travail. »
La formalisation de pratiques est privilégiée par rapport aux régulations informelles entre professionnels. Or l’éthique, par exemple, ne peut être restreinte à un ensemble de normes qu’il suffirait de suivre[2]. Le positionnement éthique n’est pas dans le respect des procédures, il est dans la vie ordinaire, dans l’action située puis dans le fil des échanges. La véritable éthique en action correspond à l’effort de comprendre les situations, sans jugement, sans raccourci ; elle s’appuie sur une collégialité forte, témoignant des ressources éthiques des professionnels. Dans cette logique, la pluridisciplinarité entretient la réflexion. Les modalités de traduction sont permanentes et amènent l’équipe à chercher les significations des mots pour les lier aux actes et aux intentions des résidents. Plus que le résultat, c’est l’incompréhension des pratiques, du vécu professionnel qui apparaît problématique dans l’évaluation. La créativité dans l’agir professionnel est déniée, considérant que seules la prescription du travail et son exécution importent. Ce déni de reconnaissance des situations et des interventions quotidiennes heurte la dignité des professionnels.
Une occultation des savoirs expérientiels des personnes accompagnées
Le référentiel HAS met l’accent sur le respect des droits et la bientraitance. Cependant, parce qu’il est centré sur le règlement intérieur, le constat de la périodicité des réunions du conseil de vie sociale et autres protocoles écrits, il passe à côté des enjeux existentiels et de ce qui fait le bien-être quotidien des personnes accompagnées. L’approche des usagers est sommaire, le nombre d’« accompagnés-traceurs » est faible. « On a interviewé deux à quatre personnes accompagnées sur 604. » Des biais de préparation et de sélection s’avèrent envisageables, et ce qui compte le plus dans la vie des résidents peut être paradoxalement non traité.
Une négligence du caractère lucratif ou non lucratif
Enfin, il est nécessaire d’ajouter un point crucial : le caractère lucratif ou non lucratif n’est pas pris en compte, alors que le statut n’est pas sans conséquence au regard des maltraitances, comme le montre la révélation dans des ouvrages récents de l’atteinte aux droits humains dans les Ehpad et les crèches privées lucratives. Au total, la spécificité associative est difficilement repérable et transcriptible dans un cadre normé comme celui du nouveau référentiel d’évaluation de la HAS. Son format l’apparente plutôt à un contrôle ou à un audit avec un système de cotation et ses 157 critères, quasi identiques pour tous les ESSMS. Son objectif relève davantage de la prise en compte de la formalisation des pratiques que de la prise en compte du vécu des professionnels et des usagers.
Une situation intenable ?
Ce qui apparaît dommageable est l’incompatibilité entre les hypothèses sur lesquelles repose le référentiel HAS et la reconnaissance du caractère professionnel de l’activité. Il est en effet fondé sur une perspective de rationalisation industrielle, dans laquelle un but est fixé et les moyens permettant de l’atteindre sont ensuite recherchés. Dans ce cadre, la théorie précède l’expérience, les normes régissant le travail sont établies par des experts modélisant l’activité en dehors des salariés qui l’exécutent ; ceux-ci font l’objet d’une défiance, au motif qu’ils pourraient ne pas se conformer aux procédures détaillées qui leur sont fournies.
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Si les travailleurs sont ainsi privés de leur capacité d’initiative, les usagers appréhendés sous la figure du « traceur » sont assimilés à des individus dont la satisfaction peut être perçue à travers l’observation de protocoles, ce qui gomme la dimension relationnelle inhérente à l’accompagnement et, plus largement, à toutes les activités de « care » correspondant à « ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, trois éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe de soutien à la vie. »[3].
Expertise des premiers concernés
Pour que ces activités soient effectuées avec toute la pertinence requise dans une société complexe avec des demandes sociales évolutives, il est indispensable de développer une capacité d’innovation, dans la mesure où les personnes et les situations auxquelles elles sont confrontées ne peuvent être assimilées à des « cas » permettant de renseigner des « cases » administratives. Il est également indispensable de s’appuyer sur l’expertise des premiers concernés, à savoir les professionnels et les personnes accompagnées, pour envisager et mettre en œuvre des réponses adéquates.
Or toutes les innovations, souvent collectives et parfois informelles, sont également occultées, alors qu’elles jouent un rôle important dans la fierté qu’éprouvent les professionnels quand ils inventent des façons de faire répondant aux problèmes imprévus, tout comme elles comptent pour contribuer à un « mieux vivre » que ressentent les usagers quand ils sont impliqués avec d’autres dans des pratiques dont le sens a été formulé en commun.
Peut-on se contenter d’un outil disciplinaire, alors que les objectifs initiaux de l’évaluation visaient la réflexivité des acteurs ? N’est-il pas temps de passer à un travail social créatif et indiscipliné[4] et de favoriser une véritable participation qui ne se contente pas de discours alibis ? Les professionnels réclament que ce qui fait leur fierté et leur dignité, la dimension relationnelle de leurs activités, ne soit pas évacuée par l’évaluation, les usagers citoyens ne sont pas des objets qu’il suffit de bien « traiter », ce sont des sujets qui veulent co-construire les solutions les plus appropriées pour eux.
Jean-Louis Laville et Marie-Catherine Henry publient avec Laurent Fraisse et Anne Salmon l’ouvrage Enquête sur l’évaluation dans les établissements sociaux et médico-sociaux (éd. érès, janvier 2025).
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[1] Les citations sont extraites d’entretiens réalisés lors d’enquêtes de terrain entre 2022 et 2024.
[2] Alerte éthique dans l’action sociale, A. Salmon, éd. érès, 2023.
[3] Un monde vulnérable, J. Tronto, éd. La Découverte, 2009.
[4] Pour un travail social indiscipliné, A. Salmon et J.-L. Laville, éd. érès, 2023.