Agences régionales de santé (ARS), ministères, départements… Depuis une dizaine d’années, les financeurs du secteur médico-social s’appuient sur les appels à projets pour développer les initiatives à travers la France. En réformant le régime des autorisations, la loi hôpital, patient, santé, territoires de 2009, dite loi HPST, a représenté un tournant. « Elle a mis l’accent sur le point de vue législatif du sujet, remarque Jérôme Voiturier, directeur général de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss). Mais il s’agit tout de même d’un mouvement de fond que nous voyons apparaître depuis un certain temps, et qui tend à faire des associations des opérateurs de la puissance publique. »
Les organisations ont ainsi vu leur processus de demande de fonds bouleversé. Auparavant à l’initiative des actions, elles doivent désormais répondre aux orientations et aux exigences plus strictes des commanditaires. Gwenaëlle Levêque, responsable à Pau du cabinet de conseil Cogit 64 et ancienne directrice d’un centre de soins en addictologie, se souvient des craintes générées par cette mutation : « Quand les premiers appels à projets sont apparus, les directeurs d’établissements n’avaient pas l’habitude de fonctionner ainsi. Ils se sont inquiétés parce qu’il s’agissait d’une autre logique, avec des objectifs et des indicateurs. Ils n’avaient pas nécessairement la connaissance ni l’expérience de cette méthodologie car ils n’en avaient pas besoin auparavant. »
Système à deux vitesses
Cette montée en puissance des appels à projets semble avoir donné naissance à un système à deux vitesses. Si les plus petites organisations, en particulier les gestionnaires de mono-établissements, se risquent de moins en moins à déposer des candidatures, les équipes dirigeantes des moyennes structures se sont progressivement approprié la question. Se chargeant le plus souvent directement de piloter les dossiers : « Au fil de l’eau, leurs directeurs se sont autoformés. A ma connaissance, cette inquiétude autour des appels à projets n’est plus aussi forte qu’il y a quelques années », indique Gwenaëlle Levêque.
Dans les plus grandes organisations, de véritables task forces semblent voir le jour depuis quelques années. Au cœur du dispositif : des cabinets de conseil et le recrutement, en interne, de chargés de mission spécialisés. Les récentes offres d’emploi sont révélatrices. Tandis que la Croix-Rouge recrutait dans la capitale un chargé de mission « asile-premier accueil », le Samu social de Paris embauchait trois nouveaux cadres pour des missions « migrants-asile », « santé et services hospitaliers » et « accès au numérique ». L’objectif : accueillir au sein des sièges des profils bac + 5 responsables, notamment, de la veille et de la réponse aux appels à projets, aux compétences en ingénierie de projet. « Dans les grosses associations, il peut y avoir des postes vraiment fléchés sur des appels à projets car il s’agit d’une compétence propre, confirme Jerôme Voiturier. Par ailleurs, même si les emplois ne sont pas orientés spécifiquement sur ces questions, il faut mesurer cette dimension. »
Quand la taille compte
Dans un tel contexte, la taille des structures et la force de frappe des équipes au sein des sièges peuvent se révéler déterminantes, les plus petits visant souvent des projets plus modestes. « Les directeurs répondent surtout aux appels à projets quand ils sont dans leurs champs de compétences, quand ils ont besoin d’un financement pour une extension de service, quelques places ou une expérimentation », indique Gwenaëlle Levêque.
Et ce d’autant plus que les critères d’autofinancement et les problématiques foncières dans les zones urbaines représentent souvent des freins importants pour les plus petites structures, d’après Marie Aboussa, directrice du pôle social et médico-social de Nexem, organisation professionnelle des employeurs associatifs. Hervé Pigale, à la tête de l’institut Le Val Mandé (Val-de-Marne), établissement public de 400 professionnels accueillant des personnes en situation de handicap en Ile-de-France, en a fait l’expérience lors de sa dernière candidature. Son organisation, qui avait déjà décroché plusieurs projets ces dernières années, a tenté sa chance en 2020 sur un appel plus ambitieux lancé par l’ARS et le conseil départemental de l’Essonne, pour la création d’une plateforme de 80 places. Sans succès. Sa candidature s’est révélée particulièrement complexe lorsqu’il a fallu trouver un terrain de plusieurs milliers de mètres carrés en Ile-de-France. « On sortait un peu de nos compétences de gestionnaire d’établissement médico-social, raconte-t-il. L’appel à projets exige un travail énorme et potentiellement à perte. Nous effectuons en général une réponse par an. Cela représente pour nous des dizaines voire des centaines d’heures. Et nous sommes clairement en position de concurrence avec les autres organismes gestionnaires. Les grands groupes ont des politiques de développement qui ne se bornent pas à un territoire, avec des sièges sociaux beaucoup plus gros. Ils sont mieux structurés pour cela. »
Fonctions support : un rôle capital
Alors, comment trouver sa place dans ce schéma concurrentiel ? Pour les organisations, il s’agit d’abord d’anticiper les opportunités. Par-delà les relations avec les pouvoirs publics, Marie Aboussa recommande de s’appuyer sur les membres d’instances de concertation, telles que la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA), organisme consultatif qui contribue à la définition de la politique régionale de santé. Une manière de s’assurer une fine connaissance des dossiers en cours. « L’appel à projets est la conséquence d’une analyse sur un territoire d’un besoin et de la nécessité d’y répondre. Nous demandons aux associations de recueillir les signaux faibles au niveau du plan régional de santé ou au niveau des schémas départementaux. »
Une fois les projets identifiés, les fonctions support jouent alors un rôle capital. Nonobstant les modalités d’accompagnement et de prise en charge, la cohérence du budget, la démarche d’évaluation ou les questions foncières sont autant de facteurs scrutés par les financeurs. Les candidats de toutes tailles cherchant à se développer n’ont ainsi d’autre choix que de se structurer avec une solide politique de suivi. « Il s’agit d’un travail administratif conséquent, explique Jérôme Voiturier. D’abord, c’est très normé et le délai de réponse est très rapide. L’appel à projets demande vraiment un rapprochement important avec l’équipe administrative et financière. Les dimensions reporting et suivi budgétaire nécessitent une implication beaucoup plus forte entre les fonctions support et les fonctions d’expertise technique. » Gwenaëlle Levêque renchérit : « Ce qui est difficile, c’est tout ce qu’il faut créer par rapport à cette méthodologie-là. Il faut accompagner les professionnels de terrain à porter un autre regard sur leurs pratiques et à accepter l’évaluation. »
Responsable du développement au sein de l’association ALC (Agir pour le lien social et la citoyenneté), Camille Constans, souligne, elle aussi, ce besoin de fédérer les équipes : « En se positionnant sur des appels à projets abordant des problématiques transversales, cela nous amène à travailler en transversalité, ce qui n’est pas toujours évident car tout le monde a ses habitudes. Les appels à projets nous conduisent à mutualiser les forces vives de l’association. »
Des alliances en interne mais aussi en externe. Grâce à la mise en place d’un consortium, son association vient d’être financée sur un projet européen d’analyse des pratiques d’accueil des mineurs non accompagnés. « Là, on sort complètement du quotidien de l’activité des services. On fait un pas de côté et on se projette par rapport aux pratiques des autres », note Camille Constans, qui insiste sur l’importance grandissante de sceller des partenariats. « Ils sont de plus en plus importants dans les appels nationaux ou de territoires. Il faut montrer qu’on travaille avec les acteurs de la santé, qu’on va interagir au quotidien autour du dispositif qu’on veut monter. » Un constat partagé par Marie Aboussa : « La mise en place d’une communauté qui s’unit pour répondre à un projet commun a de plus en plus de sens, et c’est de plus en plus demandé. Bien souvent, on attend la mise en place de coopérations, toujours dans une logique de rationalisation des coûts. Les groupements d’intérêt ou de coopération qui ont vocation à répondre à cela se sont multipliés. »
Vers un assouplissement ?
Leviers de développement pour certains, les appels à projets restent très critiqués par de nombreux acteurs. En cause : la perte d’indépendance. « Toute la dimension plaidoyer et socio-politique des associations est remise en question », déclare Jérôme Voiturier, qui s’inquiète, en outre, de la perte en capacité d’innovation pour les associations face à des cahiers des charges très normés. Une crainte partagée par Thierry Robert, secrétaire général du Secours populaire. « La logique des appels à projets dévoie toute prise d’initiative. On devient en quelque sorte des organismes parapublics, en mettant en place les politiques… publiques. Ce n’est pas notre rôle. C’est à la politique de venir soutenir la vie associative. » Hervé Pigale renchérit : « Cela place ces structures dans des situations concurrentielles, alors que la force du service public, c’est justement de pouvoir accompagner. »
Décrié, ce système tend toutefois à s’assouplir. Au travers des négociations des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) d’abord, mais aussi avec la montée en puissance des appels à candidatures et à manifestation d’intérêts plus souples, comme l’a décrit une étude menée par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) pour l’année 2018. Mais, malgré les changements, la logique reste la même : « On est toujours sur la dynamique de répondre à un besoin. Que ce soit un appel à projets, un appel à candidatures ou un appel à manifestation d’intérêt, on est sur une réponse publique. En revanche, les règles du jeu ne sont pas les mêmes », déclare Marie Aboussa.