« Un pognon de dingue »… Voilà comment est qualifié le coût de la cohésion sociale. Depuis nombre d’années, nous constatons la dichotomie de plus en plus criante entre les montants financiers mobilisés et l’efficacité des mesures sociales. Victor Hugo écrivait déjà : « Messieurs, […] je vous dénonce la misère qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu, qui est la ruine de la société […]. Je vous dénonce la misère, cette longue agonie du pauvre qui se termine par la mort du riche. Législateurs, la misère est la plus implacable ennemie des lois ! Poursuivez-la, frappez-la, détruisez-la ! »
Cette phrase à elle seule résume le propos. L’aide sociale qui est composée d’une kyrielle d’éléments épars, répond aux besoins des personnes mais se pose aussi en garante d’une société forte et unie. Les aides sociales ne sont pas une option pour faire société et promouvoir l’exigence citoyenne. Différentes études témoignent des risques induits par une absence de préoccupation politique concernant les personnes défavorisées…
Rentabilité : pour qui, pour quoi ?
Face aux injonctions d’économies, devons-nous inaugurer la seule notion de rentabilité, dès lors que nous évoquons les aides sociales ? Si « rentable » signifie exclusivement « financièrement profitable », alors nous ne pouvons cautionner cette vision. En revanche, si la notion de rentabilité se mesure à l’aune de l’amélioration des conditions d’existence, d’un mieux-être social et du « vivre ensemble », alors c’est de la pérennité de notre modèle républicain dont il est question et chacun devrait se réjouir du « coût » de l’aide sociale en France.
Comment ne pas soutenir toute initiative favorisant la promotion sociale et la prise en compte des personnes en situation de vulnérabilité. Nous sommes tous vulnérables, que ce soit face à la maladie, aux épidémies, aux accidents de la vie, et il n’est pas d’autre option que de soutenir les politiques de solidarité, les aides sociales et leurs effets attendus. Mais le modèle actuel est à bout de souffle et doit pouvoir changer de paradigme pour améliorer son efficacité.
Empilement de mesures et non-recours
A chaque gouvernement sa réforme et ses mesurettes :
– la prime inflation en 2021, qui, avec les doublons, a généré 170 millions de trop-versés ;
– le chèque carburant, mobilisé par 4 millions de Français sur les 10 éligibles ;
– le conditionnement des allocations familiales aux revenus, créant de fait un sentiment d’injustice entre celui qui contribue et celui qui en bénéficie.
Nous pourrions dresser un inventaire de ces incohérences qui créent un sentiment d’injustice sociale et viennent rompre le pacte républicain sur lequel s’est construite la société française depuis 1947. Pourtant, constat est fait que nombre de nos concitoyens n’accèdent pas à l’effectivité de leurs droits. A cela, plusieurs raisons :
– Le défaut d’information. Comment savoir si j’y ai droit, dès lors que la liste des aides et des organismes est interminable ?
– La complexité du système. Un dossier pour l’obtention d’une allocation logement ou d’un revenu de solidarité active nécessite, à chaque fois, d’engager une démarche spécifique avec une liste de documents de toutes sortes à fournir.
– La fiabilité du système est aussi questionnée, notamment par le décalage ressenti entre les critères d’éligibilité en comparaison de la situation réelle des personnes.
Les plus démunis sont souvent ceux qui connaissent le moins les aides mobilisables et le non-recours aux prestations sociales est fréquent. Si l’on considère le RSA, 750 millions d’euros n’ont pas été versés en 2018, les bénéficiaires potentiels n’ayant pas fait de demande. Paradoxalement, la France est le pays qui mobilise le plus de ressources pour ses politiques sociales. Pourtant, en 2019, après redistribution, le taux de pauvreté en France était de 14,6 %, contre 15,1 % en 2021 aux Etats-Unis, pays peu reconnu pour ses politiques sociales !
Un système trop complexe
Il est temps de prendre les mesures pour une réforme systémique globale et de transformer l’ensemble des aides sociales en crédit d’impôt. Inverser le système doit permettre l’universalité des mesures. Le prélèvement à la source et le versement mensuel des aides à l’emploi de salariés à domicile démontre la capacité du système à répondre présent. Chaque personne en France bénéficie d’un statut fiscal et il suffirait de compléter les données fiscales pour rendre la gestion des aides sociales plus performante.
Plus besoin de faire un dossier de demande d’allocations familiales, les services des impôts connaissent la composition familiale et le crédit d’impôt agit ; plus besoin de faire un dossier de demande d’aide au logement, les services fiscaux connaissent votre adresse et vos revenus et le crédit d’impôt agit… L’interopérabilité entre les systèmes d’information doit permettre la connaissance en temps réel de la situation de chacun.
La suppression de services multiples tels que les CAF (caisses d’allocations familiales), les services d’aide sociale des départements, de la CPAM (caisse primaire d’assurance maladie), de la MSA (mutualité sociale agricole) et de toutes les mesures sociales transitant par la MDPH (maison départementale des personnes handicapées) – telle l’allocation aux adultes handicapés – permettrait d’optimiser la juste allocation des ressources par une simplification du traitement des dossiers et l’unicité d’un versement mensuel.
Rappelons ici qu’un crédit d’impôt est un remboursement que l’Etat verse à tout contribuable bénéficiaire, même si celui-ci ne paie pas d’impôt. Le principe même du crédit d’impôt est donc la garantie de l’universalité des aides et de l’effectivité des droits et des services pour tout citoyen, et notamment pour les personnes les plus vulnérables. En effet, en fonction d’un barème de niveau de revenus, de la composition familiale, des conditions de logement, de la situation sociale ou personnelle de chacun, le crédit d’impôt serait activé.
Resterait à gérer la situation des personnes sans domicile et des personnes étrangères en situation irrégulière, concernant par exemple l’aide médicale de l’Etat, en créant un statut universel afin qu’elles ne soient pas les grandes oubliées de cette réforme.
Impossible, trop complexe à mettre en œuvre, risques de mouvements sociaux et de grèves… Et si, pour une fois, le courage politique n’était pas au service d’une idéologie, mais à celui d’une réelle efficacité sociale. Nous ne manquons pas de « talents » qui nous promettent chaque jour un échec cuisant dès qu’il s’agit de remettre en cause les habitudes et les certitudes.
Redéfinir l'ensemble des droits et règles
Avant tout, il s’agit de dresser un inventaire exhaustif de l’ensemble des aides sociales existantes, qu’il s’agisse de celles relevant de l’Etat mais aussi des collectivités. Ce travail de titan peut être une objection que les pouvoirs publics pourraient opposer, compte tenu de la complexité de l’opération… C’est pourtant ce à quoi est confrontée toute personne concernée par ces aides. Il sera alors nécessaire de transposer ou redéfinir les critères et seuils de déclenchement ainsi que les données complémentaires à intégrer au fichier déjà très fourni des services fiscaux. Gageons que la majorité des données sont déjà présentes.
Par la suite, une loi systémique doit pouvoir poser le cadre de la transition et redéfinir l’ensemble des droits et aides, afin de les intégrer dans le dispositif fiscal des crédits d’impôt.
Une autre objection sera celle des ressources humaines. En effet, que deviendront les personnels administratifs qui s’épuisent sous les dossiers en tout genre ? Ce sera l’occasion de renforcer les divisions de professionnels au contact et en charge de l’accompagnement des personnes. A l’heure où une grande majorité de métiers sont en tension, n’est-ce pas l’occasion de réallouer les ressources aux bons endroits ?
Du courage politique ! Voilà le seul ingrédient indispensable pour garantir l’universalité des aides, l’accès aux droits de tous les citoyens et de toutes les personnes en situation de vulnérabilité. Oui, cette réforme nécessite un travail préparatoire important afin d’éviter les dysfonctionnements. Oui, cette réforme nécessite un accompagnement de l’ensemble des professionnels dans l’évolution de leurs missions. Oui, cette réforme nécessite de renverser la table… Mais si, pour une fois, une réforme pouvait permettre une optimisation des ressources sans pénaliser les bénéficiaires, alors faisons-la !
La France, pays des Lumières, se doit de réenchanter les Français, leur montrer que dépenses sociales ne rime pas avec coûts et gabegie, mais bien avec justice sociale et valeurs républicaines. Une société plus juste, dans laquelle chacun accède à ses droits est une société ouverte qui permet à chacun de devenir citoyen à part entière.