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Réinventer la vie hors de la prison

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"Qu'il n'y ait plus rien à faire pour un jeune m'est insupportable", reconnait l'ancienne Cpip.

Crédit photo Margot Hemmerich
[PORTRAIT] A Chambéry, Léa Garrigues veut créer la première structure de placement extérieur pour les sortants de la pénitentiaire. Pour cette ancienne CPIP, c'est une façon de rompre le cercle de la misère en offrant un hébergement et un accompagnement social aux personnes en fin de peine.

A peine 15 minutes de marche séparent la place du Palais de justice de la maison d’arrêt de Chambéry. D’abord, il faut traverser le parc du Verney. Puis longer l’avenue du Comte Vert où se succèdent les agences d’intérim, et enfin dépasser le stade pour voir se dresser les murs d’enceinte de la prison sur les berges de l’Hyères. Ce trajet, Léa Garrigues le connaît par cœur. Pendant presque deux ans, la trentenaire a travaillé comme conseillère d’insertion et de probation (Cpip). Vingt mois pendant lesquels elle a suivi 250 personnes détenues et reçu leur torrent de misère sociale.

Au départ, Léa Garrigues ne se voyait pas travailler à l’ombre. Diplômée d’un master d’études internationales à Sciences-Po Grenoble, la Haute-Savoyarde reconnaît s’être « cherchée professionnellement », d’agences de voyage en missions humanitaires. En octobre 2020, elle part faire un tour de France, à pied et à vélo, en quête d’alternatives écologiques et solidaires. « J’avais besoin de trouver du sens, et surtout de me rendre plus utile. Ce voyage a été un premier déclic. » S’en suivent, entre autres, une expérience de bénévolat auprès de l’association Utopia 56, à Grande-Synthe, qui vient en aide aux réfugiés et aux personnes à la rue, puis une autre au village d’Emmaüs à Pau. « C’est là que, croisant pour la première fois un public qui sortait de détention, je me suis tout de suite sentie à l’aise ; surtout, j’ai vu qu’il y avait beaucoup à faire. » De retour en Savoie, c’est une nouvelle rencontre, cette fois-ci avec une camarade flûtiste de l’Orchestre d’harmonie municipal de Chambéry, qui l’amène à pousser la porte de la prison de la ville. « Conseillère d’insertion et de probation, elle m’a dit qu’ils recrutaient. »

Sentiment d’impuissance

Une fois embauchée, la jeune professionnelle assure le suivi judiciaire d’hommes et de femmes ayant commis toutes sortes de délits et de crimes, de la conduite sans permis au meurtre, en passant par le trafic de stupéfiants, l’escroquerie, le vol, l’outrage, la violence intra-familiale, l’infraction à caractère sexuel, la dégradation de biens. Au fil des mois, Léa Garrigues s’investit particulièrement auprès d’un public en rupture familiale, sujet à la polytoxicomanie et en situation de sans-abrisme. « Ces profils n’arrivent pas en prison par hasard. Sans les excuser, il est important de rappeler que la majorité a subi dès le plus jeune âge des violences, une exposition précoce à l’alcool et aux stupéfiants, tombant peu à peu dans le cercle infernal des addictions, de la désocialisation et de la délinquance. » Certains vont rapidement devenir « ses chouchous ». Auprès d’eux, elle s’implique, « trop peut-être ». En tout cas, parfois au-delà de ses missions officielles. « Je les appelais chaque semaine, je les ai même accompagnés à leur entretien d’embauche. Ce n’était pas mon rôle, mais je sentais qu’ils étaient en demande. Souvent, ces jeunes ont été abandonnés, et ont besoin que quelqu’un leur tende la main. Et ce n’est pas avec un rendez-vous par mois qu’on peut les aider », poursuit-elle. Avec 90 suivis en moyenne, difficile en effet de se sentir vraiment utile.

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Mais, malgré ses efforts, la travailleuse sociale se heurte à la réalité et au manque de moyens. « La plupart ont rechuté et sont repartis derrière les barreaux. A chaque fois, je le prenais un peu personnellement. » La réincarcération de Simon(1), jeune homme de 23 ans abandonné par des parents alcooliques et SDF, plonge Léa Garrigues dans l’impuissance et la révolte. Au quotidien, elle ne cesse d’ailleurs de croiser ces mêmes jeunes aux parcours chaotiques : au parc, dans le squat à côté de chez elle, devant les agences d’intérim et surtout à la Cantine savoyarde, l’association de restauration solidaire où elle est bénévole plusieurs soirs par semaine.

« C’est vraiment là que j’ai réalisé à quel point le public de la rue était le même que celui de la détention, et combien ce sentiment d’injustice face à la misère m’était insupportable : quand une personne sort de détention, sans hébergement, elle va forcément passer par la rue. Et dans la rue, on retombe dans l’alcool, on reste en rupture familiale, on commet à nouveau des délits et on retourne en prison. A la maison d’arrêt de Chambéry, on voit arriver ces situations toutes les semaines. Certains collègues me disent : “Celui-là, il n’y a plus rien à en faire”. Je sais que j’ai moins de recul, mais je ne peux pas supporter qu’on ne puisse plus rien faire pour un jeune de 20 ans. »

Alors, Léa Garrigues prend une décision. Elle choisit de ne pas renouveler son contrat avec le Spip et crée son association, le 11 juin 2024. Baptisée Le Pain de sucre, elle a pour vocation d’abriter une structure de placement extérieur pour héberger les détenus en fin de peine.

Briser le cercle de la misère

Moins connu que le bracelet électronique ou la semi-liberté, le placement extérieur hébergé est une mesure d’aménagement de peine qui propose aux détenus de terminer, ou d’effectuer entièrement, leur sanction en étant logés et pris en charge par une association. L’objectif est d’offrir un accompagnement socio-éducatif complet, pour des personnes en rupture qui cumulent les difficultés. « C’est une mesure largement plébiscitée par l’ensemble des acteurs sociaux et judiciaires pour son caractère resocialisant. De nombreuses enquêtes prouvent que, face à des prisons saturées, le placement extérieur prévient vraiment la récidive. Pourtant, il n’est que très peu mis en place », constate la jeune femme. Il faut dire que, en Savoie comme en Haute-Savoie, les organisations dédiées sont inexistantes. « Les associations de solidarité sont nombreuses sur le territoire. Elles prennent en charge les personnes exilées, les femmes victimes de violence conjugale, les enfants en danger, les personnes sans abri… Aucune, cependant, ne s’occupe spécifiquement des personnes sortant de détention. » C’est que le défi n’est pas mince : le financement précaire des associations qui encadrent des placements à l’extérieur en décourage beaucoup. « Le prix journée est de 45 €, pour l’hébergement et la restauration », confirme la fondatrice.

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Au-delà d’un hébergement, Pain de sucre se donne pour mission de devenir un véritable lieu de transition. Ne manque qu’à dénicher l’endroit idéal. Léa Garrigues imagine une vieille bâtisse retapée, à l’extérieur de Chambéry, sur le modèle des fermes Emmaüs. « Pas trop éloignée pour pouvoir se rendre en ville pour les démarches administratives, mais suffisamment pour couper des mauvaises fréquentations. » Un lieu qui puisse accueillir jusqu’à quinze personnes, en chambre individuelle, proposer un atelier chantier d’insertion en maraîchage en lien avec les activités du village. Et peut-être même un petit espace de restauration. « Bien sûr, ça, c’est l’idéal », sourit la jeune femme. Des intervenants se rendraient aussi sur place : assistante sociale, professionnels de l’insertion, psychologue, addictologue…

Un atelier pour aider à imaginer

« Quand je réfléchis à ce projet, je pense à mes chouchous. A ce jeune violé dans son enfance, qui, dès qu’il a une chance de s’en sortir, se sabote tout seul. Et que j’aurais pu, moi aussi, naître dans la mauvaise famille. » Portée par des rencontres qui renforcent ses certitudes, la travailleuse sociale ne compte pas mener à bien son projet en solitaire. A la maison d’arrêt de Chambéry, elle est épaulée par la responsable locale d’enseignement. Ensemble, elles prévoient de monter dès novembre un atelier d’une dizaine de séances avec les personnes détenues qui pourraient être intéressées par Le Pain de sucre, afin de les aider à imaginer l’endroit. « L’idée est de voir à quoi ils aspirent vraiment, en partant de leurs besoins, qui ne sont pas forcément ceux auxquels on pense. »

A ce stade, reste à trouver des financements et une commune prête à accueillir sur son territoire une douzaine de sortants de prison. Mais des projets similaires existent un peu partout en France, alors pourquoi pas ici ? « Je suis lucide, je sais que ce sera compliqué. Je suis aussi consciente que ça ne marchera pas pour tout le monde. Mais j’aurais au moins l’impression d’avoir tout essayé ».

Léa Garrigues lève alors les yeux vers la montagne qui surplombe la ville. Avec sa forme conique, elle lui a toujours fait penser au Pain de sucre de Rio de Janeiro. « A Chambery, je la vois où que je sois : de chez moi, de la fenêtre de mon bureau au Spip ou depuis la place du Palais de justice. C’est aussi la seule chose que les détenus peuvent voir derrière les barreaux de leur cellule. » Pas étonnant, dès lors, qu’elle ait donné ce nom à son association. « Entre nous, c’est aussi une façon de rêver. »

Notes

(1) Le prénom a été modifié.

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