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Prostitution : Cinq ans après, une loi lacunaire

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FRANCE-SOCIAL-PROSTITUTION

Avec la loi de 2016, loi, les travailleuses ou travailleurs du sexe (TDS) sont passés du statut de délinquant à celui de victime.

Crédit photo MIGUEL MEDINA / AFP
Cinq ans après son entrée en vigueur, la loi de 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à aider les personnes prostituées n’a pas démontré son efficacité. Absence de volontarisme politique et financier, manque de postes d’accompagnement dédiés, augmentation des violences et de la précarité dessinent un sombre tableau.

« Un arsenal législatif complet. Mais pas d’impulsion. » Tels sont les termes choisis par Stéphanie Caradec, directrice de l’association Mouvement du Nid, pour résumer la loi du 13 avril 2016 de lutte contre la prostitution. Sa mise en place a pourtant marqué un tournant majeur : avec cette loi, les travailleuses ou travailleurs du sexe (TDS) sont passés du statut de délinquant à celui de victime. Concrètement, le délit de racolage a été abrogé et les clients d’actes sexuels sont passibles d’une amende de 1 500 €, parfois assortie d’un stage de sensibilisation. En moyenne sur les trois premières années d’application, 1 300 personnes ont été verbalisées chaque année, selon le ministère de l’Intérieur.

Autre nouveauté : la création du parcours de sortie de prostitution (PSP). Le prisme abolitionniste des pratiques prévoit d’aider toute personne majeure victime de prostitution à s’affranchir des pratiques de proxénétisme ou de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Pour cela, les bénéficiaires obtiennent, deux ans durant, une aide financière mensuelle de 330 €, un accompagnement social individuel, un titre de séjour provisoire ainsi que le droit au travail visant à garantir, à terme, leur autonomie.

Si la promesse semble forte, cinq ans après, le résultat reste anecdotique. En février dernier, seules 564 personnes avaient intégré un PSP. De nombreux obstacles interfèrent et freinent l’effectivité du dispositif. En termes d’organisation, les personnes volontaires s’adressent à l’une des associations agréées de leur département. Puis préparent, avec l’aide de travailleurs sociaux, un dossier à présenter devant des commissions départementales de lutte contre la prostitution, installées par la loi et placées sous l’autorité du préfet. Ces dernières doivent se réunir a minima une fois par an et rendre un avis sur la demande d’entrée dans le parcours. Pour l’heure, 80 commissions (sur 100) ont été créées. Leur mise en place n’est donc pas généralisée à l’ensemble du territoire.

S’extraire

Dans plus d’un tiers des départements, aucun dossier n’a encore été soumis à la commission. La fréquence et le rythme des réunions des commissions sont « hétérogènes », indique un rapport d’évaluation de la loi rédigé par les inspections générales des affaires sociales, de l’administration publique et de la justice, rendu public en juin 2020. Ce qui a pour conséquence première de rendre impossible l’entrée en PSP sur certains secteurs. Pour ceux où la loi est appliquée, la réussite tient à la mobilisation des délégués départementaux aux droits des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes (DDFE) ainsi qu’à l’affichage politique local. « Nous avons demandé l’agrément car nous recensons des demandes de sortie de prostitution. Lors des présentations de dossiers, la précédente préfète nous a opposé une fin de non-recevoir sous prétextes d’opportunisme et d’appel d’air. L’arrivée d’une nouvelle préfète, en août 2020, n’a pas changé grand-chose puisque aucune demande de mise en place de commission n’est portée », témoigne Karine Garnier, éducatrice spécialisée pour Intermède 23, service spécialisé de l’association Comité d’accueil creusois. Ces arguments tiennent au fait que, dans les avantages qu’il propose, le dispositif a peu d’intérêt pour la plupart des citoyennes et citoyens français puisque le montant du revenu de solidarité active (RSA) est supérieur à celui de l’aide allouée par le PSP.

Si la plus grande part du travail sexuel passe désormais par le biais d’Internet, les bénéficiaires de PSP sont majoritairement des femmes issues de la prostitution dite « de rue » exploitées par des réseaux principalement nigérians, roumains, bulgares, hongrois, sud-américains ou chinois. Ces dernières étant les plus précarisées du secteur.

« La préparation du dossier est déterminante car les éléments qui le constituent sont précis. Nous retraçons tout, du parcours d’exil aux raisons et au contexte de prostitution en France. Il faut aussi motiver la demande en expliquant les raisons pour lesquelles une sortie de la prostitution est envisagée et objectiver le futur parcours socio-professionnel », explique Emeline Sasse, salariée chargée de l’accompagnement des PSP pour la délégation de Loire-Atlantique du Mouvement du Nid.

Possibles avancées

De plus, lorsque le dossier est présenté, la personne doit avoir cessé son activité et être sortie de la prostitution. « Cet aspect est complexe. Il faut être en capacité de s’extraire », pointe la salariée de l’association. Bien souvent, tout l’environnement social et relationnel de ces publics, lorsqu’ils viennent de l’étranger, est interdépendant du réseau qui les surveille et gère leur activité. En Loire-Atlantique, la réussite tient à des partenariats noués avec des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) spécialisés qui ne sont, pour l’heure, pas généralisés à l’ensemble du territoire.

Le temps alloué à l’accompagnement semble pourtant cohérent en matière d’insertion. « Au bout de deux ans, les personnes avancent véritablement. Par exemple, l’une des femmes que j’ai suivies travaille en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Une autre prépare un diplôme de vente en études supérieures. Le retour à la prostitution ne s’est jamais posée. Il est regrettable que si peu de personnes bénéficient du dispositif. J’ai 50 demandes en attente et je propose quatre dossiers tous les six mois », confie Emeline Sasse.

Car si la loi prévoit d’assurer les parcours des volontaires, le financement de contrats de travailleurs sociaux pour s’en charger n’est, quant à lui, pas prévu. A cela s’ajoute, durant les deux années de parcours, une révision totale de leurs dossiers tous les six mois, qui implique un travail préparatoire titanesque et freine l’accès aux droits. « Six mois ne permettent pas de passer son permis de conduire, de présenter un dossier pour un logement social ou de s’inscrire dans des formations plus longues », rappelle Stéphanie Caradec.

Face aux insuffisances, les recommandations de la nouvelle Fédération des actrices et acteurs de terrain et des survivantes de la prostitution, aux côtés des personnes prostituées (Fact-S), abondent. Composée de quatre associations présentes dans 34 départements(1), elle se mobilise pour le lancement d’une phase 2 de la loi de 2016. L’objectif est ambitieux : sortir 40 000 personnes de la prostitution en dix ans avec un budget de 2,4 milliards d’euros, financé par les lois de finances et par le reversement des saisies dans les affaires de traite des êtres humains et de proxénétisme.

La réévaluation de l’accès aux droits est aussi de mise : faire passer de six mois à un an les réexamens de renouvellement de PSP, augmenter l’Afis (aide financière à l’insertion sociale et professionnelle) et créer une allocation de pré-PSP. « Lorsqu’une personne souhaite sortir de la prostitution, si l’on n’agit pas tout de suite, nous la plaçons à nouveau dans la violence. Les volontaires s’engagent à ne plus se prostituer, si la commission départementale a lieu dans six mois, comment vivent-elles dans l’intervalle ? Par ailleurs, répondre aux nombreuses demandes en suspens est le minimum, et cela passe par le financement de contrats d’embauche de travailleurs sociaux », scande Stéphanie Carradec.

Clivages

Si l’application de la législation laisse à désirer, son impact sur les personnes prostituées est délétère, selon de nombreuses associations dites « communautaires » ou « non abolitionnistes ». Car les professionnels de terrain sont loin d’être unanimes quant à l’appréciation de la loi, jugée moralisatrice au détriment d’un pragmatisme revendiqué. Ces associations dénoncent les conséquences qu’elle engendre sur un public déjà précarisé et stigmatisé. Pour preuve, l’augmentation des violences constatées par de nombreux acteurs. « Outre leur accroissement, leur nature est de plus en plus grave. Braquages avec armes, férocité des viols, agressions sexuelles et violences sexuelles sont régulièrement recensés », révèle Salomé Linglet, coordinatrice du programme « Jasmine », dispositif en ligne porté par Médecins du monde qui lutte contre les violences faites aux TDS dans leurs activités (voir encadré page 8). Les clients brandissent l’argument de leur éventuelle condamnation pénale pour négocier de manière quasi systématique les tarifs, les pratiques, l’imposition de rapports sans préservatif ou son retrait non consenti. En parallèle, la loi a diminué le nombre de clients, ce qui précarise drastiquement les TDS, moins en mesure de les choisir ou d’assumer leur non-consentement.

Autre effet pervers : l’isolement favorise l’insécurité. Salomé Linglet déroule un engrenage dangereux : « Les clients demandent maintenant à rencontrer les TDS dans des lieux reculés et très isolés. Certains acceptent les rendez-vous à domicile. D’autres qui travaillent dans la rue, en zone urbaine, se retranchent dans des lieux éloignés de la vie publique où l’intervention de passants pour empêcher une agression est impossible. »

Refonder la loi : une urgence

Le clivage déontologique a poussé une quinzaine d’associations et de fédérations non abolitionnistes (dont Médecins du monde, la Fédération Parapluie rouge et Grisélidis) à s’unir pour émettre leurs propres recommandations quant à l’évaluation de la loi. Selon elles, une réforme du cadre légal s’impose. Elle passe par l’abrogation de la pénalisation des clients. « Il y a plusieurs formes de prostitution. Cette législation est hypocrite. En France, la prostitution est une activité légale mais le client n’a pas le droit de faire appel à nous. Nous sommes évidemment contre le fait de travailler pour des réseaux mais, pour ma part, je déclare mes revenus et paie des impôts. En revanche, en termes de droits, c’est compliqué », atteste Simone(2), TDS et membre du Strass (Syndicat du travail sexuel en France).

La détention d’un compte bancaire est difficile à obtenir. Et la location d’un appartement piégeuse, tout propriétaire pouvant être considéré comme proxénète. Il s’agit donc « d’abroger les lois sur le proxénétisme et d’appliquer les lois contre le travail forcé, l’esclavage, la traite des êtres humains, suffisantes pour protéger les travailleuses du sexe de l’exploitation », indique le rapport de ce collectif.

Autres revendications : un meilleur soutien financier aux associations communautaires qui se jugent lésées et, surtout, l’implication des TDS dans la mise en œuvre des politiques qui les concernent, afin de ne pas rompre avec la réalité de terrain. Abolitionnistes ou non, les associations sont unanimes à souhaiter que les prostituées souhaitant changer d’activité aient accès aux droits fondamentaux et bénéficient d’un accompagnement inconditionnel.

Le cadre législatif gagne aussi à être connu des acteurs sociaux : « Les PSP ont vocation à mener vers l’autonomie, mais je suis obligée d’accompagner leurs bénéficiaires aux rendez-vous avec les partenaires locaux pour faire pleinement respecter leurs droits », déplore Alexandra Jouhanneaud, chargée du pôle « contact, accompagnement et insertion » pour la délégation de l’Hérault du Mouvement du Nid. Les discriminations et la stigmatisation subies freinent aussi une prise en charge adaptée. « Les formations socles des travailleurs sociaux devraient aborder cette thématique. De nombreuses femmes seules avec enfants n’osent pas parler de leurs pratiques aux assistantes de service social, qui ne sont pas en mesure de les repérer ni de prendre en compte leur situation dans sa globalité. Les organismes de formation doivent se mobiliser », assure Simone.

Le 15 février dernier s’est tenue une réunion du comité de suivi interministériel de la loi de 2016. Elisabeth Moreno, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, en a profité pour souhaiter « donner un nouvel élan à la prévention et à la lutte contre la prostitution grâce à la mobilisation des administrations et des associations. Il faut renforcer ce qui fonctionne, améliorer ce qui dysfonctionne et éventuellement innover pour permettre cette nouvelle impulsion ».

Une prise de parole qui laisse en suspens la question des moyens déployés et celle de la philosophie adoptée par la puissance publique sur une très vieille question de société.

Le programme « Jasmine »

Le programme « Jasmine » de lutte contre les violences faites aux travailleuses et travailleurs du sexe (TDS) dans leur activité forme les professionnels à l’accompagnement des victimes, à la réduction des risques, au non-jugement sur l’activité ainsi qu’à la compréhension des raisons pour lesquelles les TDS renoncent à leurs droits et ne portent pas plainte. Depuis 2019, le dispositif propose un système d’alerte des agressions. En un an, près de 1 000 signalements ont été recensés. Par ailleurs, « Jasmine » soutient des groupes de paroles en lien avec des psychologues et un programme d’autodéfense. Infos : projet-jasmine.org.


Abolitionnistes ou non

Les visions abolitionnistes et réglementaristes s’opposent aussi à l’échelle internationale. La Suède – suivie par l’Islande et la Norvège – fait figure de précurseur en matière d’abolitionnisme en incriminant dès 1999 l’achat d’actes sexuels. A l’opposé, l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Suisse ont instauré un modèle juridique encadrant et régulant la prostitution, en mettant en place un statut de travailleur du sexe. Selon la Coalition pour l’abolition de la prostitution (CAP) International (réunissant 34 associations principalement animées par des ex-prostituées, qui militent dans 27 pays pour mettre fin aux pratiques), en Suède, moins de 1 000 personnes seraient actuellement en situation de prostitution : « Tous les sondages, au fil des années, montrent qu’il y a de plus en plus d’adhésion à la loi et au modèle abolitionniste. C’est le fruit d’une sensibilisation portée par les pouvoirs publics », déclare son directeur général, Jonathan Machler. Le pays ne déplorerait en outre aucune personne prostituée tuée depuis vingt ans. « Pour une loi qui soi-disant augmente les violences, c’est quand même le contre-exemple total. » De son côté, l’Allemagne, qui a opté pour une politique réglementariste dès 2002, comptabilise entre 200 000 et 400 000 TDS. « L’effet premier d’une dépénalisation totale, c’est l’explosion d’un marché », estime le directeur.

 

Notes

(1) L’Amicale du Nid, CAP international, la Fondation Scelles et le Mouvement du Nid.

(2) Prénom d’emprunt.

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