Un nouveau pas vers l’exclusion sociale des étrangers ? Précarisation des familles, conséquences sur la santé des plus vulnérables, surcharge des dispositifs d’urgence. « Cette restriction d’accès aux prestations sociales pour les personnes étrangères régularisées entraînerait des conséquences dramatiques », avertit Matthias Thibeaud. Référent plaidoyer pour Médecins du Monde, il revient sur la proposition de loi imposant une condition de résidence de deux ans pour accéder à certaines prestations sociales, et redoute les graves implications si cette mesure était adoptée.
Pouvez-vous nous rappeler le contexte de cette proposition de loi adoptée par le Sénat ?
Matthias Thibeaud : Ce n'est pas une première tentative. C'est la troisième en trois ans ! Lors du projet de loi asile et immigration, les Républicains avaient tenté d’imposer un conditionnement de cinq ans de résidence régulière pour accéder à certaines prestations. Et on parle bien d’étrangers en situation régulière sur le territoire français. Le Conseil constitutionnel l’avait censuré. Au printemps 2024, ils sont repassés à l’offensive via un référendum d’initiative partagée, qui a été retoqué à nouveau, pour atteinte disproportionnée à la Constitution de 1946. Mais aujourd’hui, les Républicains reviennent avec une nouvelle version en diminuant le conditionnement d’accès aux prestations non plus à cinq mais à deux ans. Et nous craignons, cette fois-ci, que cette mesure passe le filtre constitutionnel.
Pourquoi, cette fois-ci, le Conseil constitutionnel validerait-il cette proposition de loi ?
Il y a plusieurs signaux alarmants. D’abord, la censure précédente reposait sur une atteinte « disproportionnée » à la Constitution de 1946. Ce qui laisse entendre qu’une atteinte « proportionnée » pourrait être acceptée. Deux ans de conditionnement de prestations sociales pourraient être jugées non inconstitutionnelles par le Conseil.
Ensuite, Laurent Fabius, ex-président du Conseil constitutionnel, a déclaré que la « préférence nationale systématique était, je cite, contraire à la constitution ». Mais son emploi de l’adjectif « systématique » nous inquiète : une préférence ponctuelle, résiduelle, pourrait donc être tolérée ? L’arrivée de Richard Ferrand, à la tête du Conseil constitutionnel pourrait également laisser présager des formes de tractations plus politiques autour de ce texte.
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Dans votre communiqué commun avec les dix autres associations signataires, vous qualifiez, cette loi de « préférence nationale déguisée ». Pourquoi ?
Parce qu’elle crée une inégalité de traitement fondée sur la nationalité. C’est une discrimination manifeste, une rupture majeure d’égalité devant la loi, entre personnes de nationalité française et personne de nationalité étrangère en situation régulière. A conditions socio-économiques égales, certaines auraient droit aux prestations sociales et les autres non. De même que deux personnes étrangères en situation régulière, avec les mêmes conditions socio-économiques, ne bénéficieraient pas des mêmes droits selon leur ancienneté de résidence. La préférence nationale est contraire au principe d’égalité, contraire au droit à des moyens convenables d’existence mentionné dans le préambule de la Constitution de 1946. Nous rappelons dans notre communiqué commun avec les autres associations notre attachement au principe d’égalité constitutionnel.
Cette préférence nationale existe déjà dans la loi avec un certains nombres de conditions d’accès à certains métiers, à certaines prestations comme le RSA ou la prime d’activité déjà conditionnés à des anciennetés de séjour. La nouvelle restriction serait dangereuse.
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Quelles seraient les conséquences concrètes d’une telle mesure ?
Elles seraient dramatiques. Nous parlons des prestations familiales, des allocations familiales, de la prestation d’accueil du jeune enfant, de l’allocation de rentrée scolaire, de l’aide personnalisée d’autonomie. Mais aussi des allocations logement. Autant d’aides essentielles pour l’accès au logement, à la santé, aux produits de première nécessité. En privant ces familles de plusieurs centaines d’euros par mois, on plonge dans une précarité encore plus grande des publics déjà en situation vulnérables. Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l'âge (HCFEA) comme le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) avaient déjà alerté sur les conséquences de telles restrictions : augmentation de la pauvreté des familles, des enfants, aggravation du mal-logement, dégradation de la santé, hausse des hospitalisations...
Les personnes éligibles à l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) ne pourront plus recourir à un service d’accompagnement médico-social. Conséquence : une santé dégradée, une interruption de l’intervention d’un service de maintien à domicile, augmentation des hospitalisations.
Autre conséquence plus insidieuse : la hausse des violences conjugales. Les femmes étrangères qui viendraient rejoindre leur époux régularisé en France, dans le cadre d’un regroupement familial pourraient être soumise pendant deux ans à une forme de dépendance matérielle vis-à-vis de leur conjoint, puisque lui seul prétendrait aux prestations sociales. Cela renforcerait des formes d’asymétrie de pouvoir dans le cadre conjugal, en particulier des femmes sous emprise, ou en proie à des violences qui ne pourront accéder à une autonomie.
Les législateurs avancent l’argument d'une "écomomie budgétaire"…
C’est un leurre. On souligne l’inconséquence du Sénat d’avoir adopté cette loi sans aucune étude d’impact, preuve qu’il s’agit d’une loi purement idéologique. Nous dénonçons son aberration, son non-sens. Car privées de prestations sociales, ces personnes se tourneront vers les dispositifs d’urgence, beaucoup plus coûteux pour l’Etat et moins efficace : hébergements saturés, urgences hospitalières surchargées, augmentation des enveloppes des aides alimentaires exceptionnelles...
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Il y a quelques mois, une autre prestation, l’AME a subi des coupes budgétaires. Quels effets constatez-vous sur le terrain ?
Outre cette loi de préférence nationale déguisée, rappelons que les crédits de l’aide médicale d’état (AME) ont été diminués cette année. Nous craignons des mécanismes de triage des personnes dans l’accès aux soins. Mais aussi une tentative de restauration du délit de séjour irrégulier. Et pourtant il est essentiel pour les personnes en attente de régularisation de pouvoir se déplacer pour faire valoir leurs droits, comme déposer son dossier d’AME à la CPAM ou sa demande de titre de séjour à la préfecture.
Par ailleurs, nous commençons à voir les effets de la circulaire Retailleau de cet autonme qui vise à favoriser le partage d’informations entre les caisses primaires d’assurance maladie et les préfectures, notamment la rupture des droits à l’assurance maladie pour les personnes sous le coup d’une OQTF. N’ayons pas peur des mots : avec ces lois, nous constatons une offensive xénophobe généralisée.
Que comptez-vous faire si la loi est adoptée à l’Assemblée nationale ?
Nous nous battrons sans relâche. Nous saisirons le Conseil constitutionnel, et s’il valide cette loi, nous irons devant la Cour de justice de l’Union européenne. Cette loi est une remise en cause du fondement même de notre modèle de protection sociale et de solidarité. Il faudrait rappeler au législateur, qui avance régulièrement l'argument "travail" qu’on ne contribue à notre modèle de protection sociale uniquement à travers la cotisation salariale mais également à travers la TVA, ou d’autres formes d’impôts directs. Même sans cotisation salariale, les personnes étrangères ciblées par cette loi cotisent, et contribuent au financement du système de protection. On pense également au travail non rémunéré du care, auprès des enfants ou personnes âgées, qui est une contribution à la solidarité nationale. Aujourd’hui, ce sont les étrangers en situation régulière qui sont ciblés. On va freiner leur insertion et les maintenir dans une situation de précarité persistante. Mais demain ? Les chômeurs en situation de chômage longue durée de nationalité française (qui donc ne cotisent pas par le travail), les personnes malades, en situation de handicap, ou encore les étudiants pourraient être également impactés.