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Patricia Loncle : « La colère des jeunes adultes, un catalyseur de mobilisations »

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Professeure des universités en sociologie à l’Ecole des hautes études en santé publique, Patricia Loncle a codirigé avec le chercheur Tom Chevalier l’ouvrage collectif Une jeunesse sacrifiée ? (éd. PUF, 2021).

Crédit photo Patricia Loncle
Spécialiste de la mise en œuvre des politiques de jeunesse et de l’engagement et la participation des jeunes en Europe, Patricia Loncle analyse l’impact des inégalités sur cette population. Entre abattement, colère et engagement.
Actualités sociales hebdomadaires : Votre ouvrage est inquiétant par ses constats sur la situation de la jeunesse en France, mais aussi porteur d’espoir…

Patricia Loncle : Nous avons souhaité montrer la prégnance des inégalités sociales qui touchent les jeunes, avec les taux de chômage et de pauvreté les plus élevés dans la population française. Et une action publique qui ne permet pas de lutter efficacement contre les disparités dont ils sont victimes, tant au niveau du système éducatif que de celui des politiques sociales. Mais nous voulions aussi rendre compte d’importantes capacités de réaction, d’engagement et de solidarité dont ils font preuve dans les sphères privée et publique, malgré les difficultés majorées par la crise sanitaire. La pandémie a contribué à creuser des inégalités intergénérationnelles mais aussi intragénérationnelles. Par exemple dans le champ de l’éducation, avec l’enseignement à distance très marqué par les différences socio-économiques : des jeunes bien équipés disposant de bonnes connexions et pouvant être aidés par leur entourage, et d’autres plus démunis, partageant leur chambre et devant aider leurs petits frères et sœurs. Si certains ont été touchés plus que d’autres, l’épidémie a néanmoins eu des conséquences sur l’ensemble des jeunes, quel que soit leur milieu, qui ont pu souffrir de l’isolement, de la perte de leurs projets et de leur emploi.

 

Comment les jeunes vivent-ils les inégalités dont ils sont victimes ?

Les émotions relevées sont la peur, un sentiment de détresse, des angoisses liées à l’incertitude, la révolte, la colère et la conviction d’être délaissés par les élites politiques et publiques, envers lesquelles ils développent une forme de défiance. Cette colère s’exprime différemment selon leur parcours personnel. La première réaction est la souffrance, l’abattement et le repli sur soi, une détérioration de la santé mentale allant de l’anxiété à la dépression. La seconde est l’ouverture et l’engagement, une grande inventivité pour répondre à des besoins soudains et inédits. Certains jeunes se sont ainsi engagés pendant la crise sanitaire dans des associations locales de solidarité, dans le secteur de l’aide alimentaire, de l’aide aux personnes sans domicile fixe, ou ont agi de leur côté en montant des épiceries gratuites, en créant de l’entraide entre étudiants. Leur mobilisation pouvait aussi prendre des formes d’entraide de proximité informelle : aider des voisins, des personnes âgées, des enfants pour les devoirs. Ils ont pallié, avec d’autres, la panique des acteurs associatifs traditionnels face à l’urgence, et la plupart d’entre eux ont continué après le premier confinement. A Rennes, par exemple, au moment du premier confinement, l’association Cœurs résistants a compté jusqu’à 300 bénévoles – dont beaucoup de jeunes – pour un seul salarié et distribué jusqu’à 10 000 repas par jour.

 

Cette mobilisation se traduit-elle sur le plan politique ?

Elle revêt plusieurs formes. Sarah Pickard et Cécile Van de Velde, qui ont contribué à l’ouvrage, ont brossé trois portraits de jeunes adultes en colère qui correspondent à des changements notables dans la participation politique des jeunes générations. Tout d’abord, une montée de l’abstention et une polarisation des votes vers les partis les plus radicaux et « antisystème ». Comme ce jeune « gilet jaune » qui, à 27 ans et après un bac pro, a passé deux années sans travailler et enchaîne aujourd’hui les missions d’intérim. Il témoigne d’une souffrance sociale longuement accumulée et parle d’un « réservoir de colère » contre un système qui l’écrase, dit avoir l’impression de devoir survivre et vote à l’extrême droite pour « donner un coup de pied dans la fourmilière » et « faire tourner la roue ». D’un autre côté, on observe une tendance croissante à l’expression politique par la manière de vivre sa vie, la façon de s’habiller, de manger, de voyager. Comme cette jeune femme franco-algérienne de classe populaire et ayant fait des études qui ressent depuis l’enfance les inégalités : elle a choisi de vivre au Québec en colocation, de consommer des produits locaux, de ne pas produire de déchets. Ces personnes ont une conscience politique qui ne s’inscrit pas dans un mouvement ou un parti. Elles ne votent pas mais, en agissant autrement, se considèrent comme des acteurs de changement à leur niveau. « Pour moi, le politique n’est pas dans le politique institutionnalisé (…), il est ailleurs, il est dans nos vies, dans chaque chose que l’on fait », résume cette jeune femme. Leur réaction est associée à l’angoisse de ne pas savoir comment trouver une place dans la société au plus près de leurs valeurs. Ce mouvement est notable mais difficile à percevoir. Face à cela, les partis classiques sont un peu désemparés car ils ne savent pas comment capter ces jeunes.

 

Vous évoquez également le développement d’actions politiques non électorales ?

La colère agit comme un catalyseur de mobilisations, et les jeunes générations se sont beaucoup exprimées ces dernières années à travers les nouvelles technologies. Celles-ci leur donnent une capacité d’action pour faire entendre leurs voix dans le débat public. Ils préfèrent l’horizontalisme aux partis politiques traditionnels. Ils mettent en place des actions via les réseaux sociaux – pour la défense de l’environnement, contre les discriminations raciales, etc. – qui leur permettent de se rassembler, de ne plus se sentir seuls. En outre, certains jeunes très diplômés ont une stratégie différente : ils utilisent leur connaissance du fonctionnement des institutions et conservent des liens avec elles pour influer sur l’action publique. Un exemple de participation locale à forte portée politique et non formelle est la Coop’Eskemm, un bureau d’études coopératif de Rennes spécialisé dans le domaine des politiques publiques de jeunesse. Son objectif est l’accompagnement au développement d’actions publiques en faveur de l’émancipation sociale, économique, culturelle et politique des jeunes adultes. Ils sont très à l’aise avec les logiques d’appels à projets, même les plus complexes comme ceux de la Commission européenne. Parmi leurs dossiers : le soutien à la mise en œuvre d’expérimentations « jeunesse » dans le monde rural avec l’association Bruded, un réseau d’échange d’expériences de développement local durable entre les collectivités ; plusieurs projets Erasmus impliquant les jeunes éloignés de l’Université ; et d’autres traitant de l’accès à la culture et à l’enseignement supérieur des personnes exilées. Ils animent aussi le conseil des jeunes de Bretagne. Leur but est d’impliquer des jeunes exclus, de démontrer leurs compétences et de remplir un rôle de plaidoyer.

 

Quelles seront les conséquences à long terme de cette crise sur l’expression politique des jeunes ?

Les contextes de socialisation pendant l’enfance et la jeunesse ont des effets sur les valeurs des individus et leur rapport à l’Etat et à la politique. Il est difficile de se prononcer aujourd’hui, mais il y aura sans doute des effets générationnels. L’avenir nous dira si les conséquences de la crise constitueront une « génération politique ».

 

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