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« L'urgence est la gestion de la précarité et non à la stabilité résidentielle »

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Crédit photo Pavo
[Sur quoi travaillez-vous ?]  Pallier, d’un côté, la précarité par des solutions d’urgence mais instables. Permettre, de l’autre, une pérennité résidentielle. Ces injonctions contradictoires s’imposent souvent aux travailleurs sociaux qui accompagnent les personnes sans domicile. En s’appuyant sur des dizaines de témoignages, le travail de recherche de Céline Da Silva Résende met en lumière ce paradoxe et les stratégies de terrain mises en place pour permettre un ancrage territorial à ces ménages.
 
 

Assistante de service social depuis 2007, Céline Da Silva Résende publie Accompagner les personnes sans domicile fixe. Entre ancrage et mobilité territoriale (éd. L’Harmattan). Délimitée au département de la Seine-et-Marne (le plus vaste territoire d’Ile-de-France), son enquête s’inscrit dans le cadre d’un master 2 de recherche en travail social et d’un diplôme d’Etat d’ingénierie sociale.


En quoi la notion de territoire a-t-elle été déterminante dans votre propre parcours ?

Mes parents sont nés au Portugal et sont arrivés en France lorsqu’ils avaient une vingtaine d’années. Ils se sont recréés une famille de substitution dans leur commune d’habitation en Seine-et-Marne. Grâce à cette stabilité, j’ai bénéficié de tous les dispositifs de la politique de la ville. J’allais en sport-études, au point d’accueil écoute jeunes… Ces attaches m’ont permis de me construire et d’avoir accès à une scolarité classique. Dès mes premières expériences professionnelles en tant qu’assistante de service social, j’ai été confrontée aux difficultés d’accès à un toit. J’ai toujours été marquée par l’exigence de flexibilité et de mobilité demandée aux personnes que j’accompagnais, là où moi-même, dans mon parcours personnel, j’observais un fort attachement à ma commune de naissance. Lorsque j’ai dû déménager, cela a été compliqué de compléter mon réseau. Le décalage entre ces situations de vie précaires et mon propre vécu m’a amenée à conduire ce travail de recherche.


Comment cette injonction à la mobilité se traduit-elle ?

La mobilité subie jalonne les parcours de ruptures. Lorsqu’on évolue sur un territoire, on crée des liens. Des réseaux de solidarité se mettent en place pour l’alimentation ou la garde des enfants, auxquels il faut renoncer à chaque changement de lieu d’habitation. J’ai le souvenir d’une maman prise en charge par le 115 pendant plusieurs années. Elle avait trouvé une autre mère qu’elle rémunérait pour garder sa fille quand elle allait travailler. Lorsqu’elle a été accueillie en alternative à l’hôtel (Altho), elle a dû quitter son hôtel et toute cette organisation s’est effondrée. Il devenait trop compliqué de partir de son nouveau lieu d’hébergement pour confier son enfant à cette dame et ensuite se rendre au travail. C’était mission impossible, et elle a dû abandonner son emploi. Cela montre comment l’instabilité territoriale pose des difficultés dans l’insertion professionnelle. Il existe également une rupture dans l’accompagnement mené par les travailleurs sociaux. Lorsque le professionnel change, il faut retisser le lien de confiance, comprendre la situation… Les démarches administratives en pâtissent également car, à chaque fois, il est nécessaire de changer d’adresse, de caisse d’allocations familiales, de préfecture ou de sous-préfecture pour les personnes demandant leur régularisation.


A quoi de telles ruptures sont-elles dues ?

Ces ruptures sont liées à l’organisation de la prise en charge des personnes sans domicile. Les politiques publiques en matière d’hébergement et de logement sont très complexes. Il existe des dispositifs divers et variés portés par différents acteurs. Que ce soit parce que sa situation évolue et ne rentre plus dans les cases préétablies ou parce que le dispositif a une durée limitée dans le temps, la personne accompagnée est amenée à bouger d’une structure à une autre, d’une ville à une autre.


Selon vous, les travailleurs sociaux sont porteurs d’un « savoir du territoire vécu ». C’est-à-dire ?

Je vais prendre mon exemple, car c’est celui que je maîtrise le mieux. J’ai toujours exercé dans la même commune. Je connais énormément de partenaires, leurs forces et leurs faiblesses. Je connais les rues, les lignes de bus, les bâtiments. Je sais que dans tel centre social une professionnelle s’est spécialisée sur la question de la régularisation, que dans tel bâtiment il y a du trafic du drogue, alors que celui d’en face est plus tranquille. Quand on appréhende son territoire, on est en mesure de préparer les gens. La centralisation des demandes de logement et d’hébergement est, certes, venue amener de l’équité. Avant, selon le professionnel, son investissement et son réseau, la personne bénéficiait plus ou moins des mêmes chances. Mais le pendant de tout ça, c’est cette expertise du territoire vécu qui n’est plus portée par les acteurs. J’ai interrogé des personnes avec une vingtaine d’années d’expérience. Auparavant, elles pouvaient siéger dans les commissions locales d’attribution des bailleurs et présenter des situations. Elles allaient rencontrer physiquement des partenaires avec des dossiers sous le bras. Ce maillage est beaucoup moins présent avec la centralisation. Ce sont aujourd’hui les professionnels du SIAO (service intégré d’accueil et d’orientation) qui effectuent ce travail partenarial, de façon plus vaste et moins locale.


Comment les professionnels de terrain parviennent-ils à naviguer entre ces injonctions contradictoires ?

Des stratégies entre les travailleurs de terrain et les professionnels du SIAO se mettent en place pour permettre une stabilité territoriale. En Seine-et-Marne, les orientations et les évaluations du SIAO sont réalisées par des travailleurs sociaux. C’est une chance, car il existe de ce fait un langage commun entre ceux qui orientent et ceux qui accompagnent. Ces stratégies peuvent prendre la forme de négociations pour laisser une famille passer d’un dispositif à un autre au sein d’une même association, et ainsi lui permettre de rester dans un périmètre géographique restreint et d’être accompagnée par le même professionnel ou, tout au moins, par un de ses collègues tenu informé de la situation. Il peut parfois s’agir de mettre en avant le parcours de soins d’un ménage afin de réussir à décrocher une place sur le territoire. Il arrive aussi que des travailleurs sociaux « oublient » de mentionner certaines informations dans leur rapport pour obtenir tel ou tel hébergement, ce qu’on peut appeler des « stratégies de sourdine ».

>>> A lire aussi : "Les CHRS ont encore un rôle à jouer"

Mais ces démarches viennent se heurter au principe de réalité. Elles n’ont lieu que lorsque les professionnels ont le temps de la négociation. Autrement, l’urgence est à la gestion de la précarité et non à la stabilité résidentielle. La quasi-totalité des travailleurs sociaux de terrain que j’ai interrogés pensent que la localisation d’un futur logement est un critère très important pour les ménages. Malgré tout, ils sont nombreux à évoquer ce principe de réalité, notamment quand ils interviennent sur des dispositifs de courte durée.


Quelle est la particularité du département de la Seine-et-Marne ?

La Seine-et-Marne accueille des ménages venant d’autres départements de la petite couronne. Certains hôtels sont presque entièrement occupés par des personnes prises en charge par le 115 de Paris. Ce département se caractérise aussi par sa géographie. Il s’agit d’un territoire très vaste, représentant à lui seul la moitié de l’Ile-de-France en surface. Certaines communes sont denses et prisées – comme c’est le cas autour de Disney, par exemple – et d’autres territoires sont très ruraux et excentrés. Il existe un véritable enjeu de mobilité. En étant véhiculé, il peut y avoir un quart d’heure de route d’une ville à une autre, mais en transports en commun, il faut parfois repasser par Paris pour accéder à cette même commune.


Que souhaitez-vous transmettre avec votre ouvrage (1) ?

Deux dispositifs, qui ne sont à mon sens pas assez déployés, répondent à cet enjeu de mobilité en s’adaptant à la situation des ménages. Il s’agit du CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) « hors les murs » et des baux glissants. Le premier permet aux familles de bénéficier d’un accompagnement social soutenu tout en accédant à un logement en tant que locataire en titre. Le second leur permet d’occuper un appartement loué par une association et de voir le bail « glisser » à leur nom quand leur situation est stabilisée. Lorsqu’il n’y a plus besoin d’accompagnement, c’est le travailleur social ou l’association qui se retire, et non pas la personne qui change de lieu de vie. Ces dispositifs ne peuvent toutefois s’opérer que par le travail de coopération entre les bailleurs et les associations.
 


Méthodologie

L’un des volets du travail de recherche de Céline Da Silva Résende a consisté en un questionnaire d’une cinquantaine d’items adressé aux travailleurs sociaux de terrain. Ce procédé a été privilégié par rapport aux entretiens individuels pour avoir accès au plus grand nombre de témoignages possible. Au total, 53 réponses ont été obtenues. La chercheuse a également réalisé un stage de deux jours au sein de l’entité « hébergement-logement » du SIAO 77 (service intégré d’accueil et d’orientation de Seine-et-Marne). L’objectif : observer de l’intérieur la manière dont les familles sont orientées et les liens qui s’opèrent avec les professionnels de terrain.


 

(1) Accompagner les personnes sans domicile fixe. Entre ancrage et mobilité territoriale, éd. L’Harmattan, 2023.

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