ASH : Alors que l’acte 2 de la réforme du marché du travail est lancée, vous parlez d’un brouillage entre l’accompagnement et le contrôle des chômeurs. Pourquoi ?
Luc Sigalo Santos : Le contrôle est aussi vieux que le chômage, mais il est aujourd’hui présenté comme un outil au service de l’accompagnement. Historiquement, le soutien à l’emploi a été conçu comme un service rendu aux usagers. Un premier changement se produit en 2001, sous la pression de l’Unedic qui demande à l’ANPE [ex-Pôle emploi] de vérifier le bien-fondé de l’argent versé par l’assurance chômage et donc de monitorer les chômeurs. Les rendez-vous deviennent obligatoires et les échanges entre chômeurs et conseillers vont faire l’objet d’une contractualisation et d’engagements. C’est également à partir de cette date que les chômeurs doivent déclarer le secteur dans lequel ils cherchent un travail. Progressivement, le contrôle va être présenté et promu comme un nouveau levier d’accompagnement et de suivi. L’argument est de dire : nous ne sommes pas là pour sanctionner mais pour « remobiliser » les demandeurs d’emploi, avec cette idée paradoxale que le contrôle est une façon pour l’institution de mener à bien ses missions et d’aller rattraper les chômeurs découragés. Nous assistons dès lors à un continuum de discours et de pratiques qui oscillent entre le soutien et la sanction, entre moralisation bienveillante et vérification coercitive.
Cette « culture du contrôle » s’est donc progressivement instillée dans les esprits...
Oui, car, en interne, une partie des conseillers de Pôle emploi était plutôt réticente à l’idée d’aller « fliquer » les chômeurs. C’est pourquoi, en 2010, des plateformes régionales ont été créées à l’extérieur des agences et vont s’accompagner d’un vrai travail de conviction mené par la direction générale et les responsables de plateforme. La « redynamisation par le contrôle » est une croyance ou un mythe mais à laquelle les agents doivent accorder du crédit pour donner un sens positif à leurs pratiques. Dans ce nouveau cadrage, la place du contrôle dans l’organigramme de Pôle emploi a d’ailleurs évolué : auparavant pris en charge par la direction de la réglementation, il glisse vers la direction du service aux demandeurs d’emploi, qui est le cœur de l’accompagnement. Je connais peu d’autres services publics qui se présentent comme une institution d’aide avec une posture aussi agressive.
En clair, s’il y a du chômage, c’est à cause des chômeurs ?
C’est une idéologie profondément ancrée aujourd’hui dans le discours politico-médiatique qui guide les différentes réformes et perçoit les demandeurs d’emploi comme des agents économiques maximisateurs, oscillant entre travail et loisirs. En conséquence, le versement trop généreux d’allocations chômage serait un frein au retour à l’emploi. La norme d’« employabilité » qui prévaut depuis le milieu des années 1980 fait largement primer les déterminants individuels du chômage sur ses causes globales. Autrement dit, c’est d’abord dans le comportement – inadapté, inefficace, voire paresseux – de chaque individu que la cause du chômage est recherchée. Avec le déploiement des politiques dites « d’activation » qui visent à lier l’indemnisation et l’engagement des allocataires dans la recherche d’emploi, le traitement du chômage est de plus en plus pensé à l’échelle individuelle. Le chômeur est alors explicitement rendu responsable de sa situation.
Finalement, cette stratégie s’avère-t-elle efficace sur le retour à l’emploi ?
Les rares chiffres disponibles démontrent que, dans leur écrasante majorité, les chômeurs cherchent bien du travail. Lorsque Pôle emploi compare les personnes contrôlées et les autres, les taux de retour à l’emploi ne sont supérieurs que de 1 % à 3 %. Pourtant, on est passé de 160 000 contrôles en 2012 à 500 000 en 2022. L’objectif annoncé par le gouvernement étant d’atteindre un million par an. Face à l’absence de preuves d’efficacité, certains conseillers parlent davantage d’obligations de moyens que d’obligations de résultats. Il s’agit avant tout pour les chômeurs de prouver qu’ils se conforment bien à la définition du chômeur actif telle qu’elle est façonnée par Pôle emploi et ses tutelles. D’après notre analyse, les dispositifs de contrôle visent surtout à une forme de disciplinarisation des chômeurs. Dont l’objectif est d’accélérer le retour à l’emploi pour réduire les dépenses d’indemnisation. Durcir la situation des chômeurs peut également les conduire à se désinscrire, et ce alors qu’un rapport de la Dares estime le taux de non-recours à l’assurance chômage à 30 %. Cette politique a également pour conséquence de faire pression sur les salariés en poste, notamment dans certains secteurs « en tension », et diminue les possibilités de négociation collectives.
Les chômeurs inscrits dans les « secteurs en tension » sont-ils davantage surveillés que les autres ?
C’est l’une de nos conclusions. Nous observons que les chômeurs signalés par leur conseiller sont plus souvent sanctionnés (38,9 %), ainsi que les personnes qui n’ont pas travaillé depuis un an, ou encore celles inscrites au titre d’un métier en tension comme le BTP, l’hôtellerie-restauration, le soin… Ce phénomène s’est renforcé après les consignes de l’exécutif en 2021 d’augmenter de 25 % les contrôles, à effectifs constants. Cette orientation établit un lien très explicite entre les emplois non pourvus et les personnes sans emploi. Or au troisième trimestre 2023, la Dares estimait à 350 000 le nombre d’emplois vacants, contre 14 fois plus de chômeurs – toutes catégories. Non seulement, il n’y a pas de concordance quantitative, mais d’un point de vue qualitatif ce raisonnement enferme les chômeurs dans des cases et des métiers en occultant complètement la question des conditions de travail et le niveau de pauvreté d’un grand nombre de travailleurs.
Existe-t-il des formes de résistance au sein des agents de France travail ?
Le contrôle des chômeurs s’est continuellement heurté à des résistances, larvées ou plus directes, individuelles ou collectives. Il existe, notamment, une différence entre les anciens agents de l’ANPE qui partageaient une certaine vision du service public et du travail social, et ceux embauchés plus récemment. Mais globalement, beaucoup de conseillers ont vu leur métier se transformer avec la multiplication d’indicateurs de pilotage et de reporting, d’injonctions coercitives et des conditions de travail de plus en plus dégradées. La création des plateformes externalisées de contrôle tient d’ailleurs largement à la volonté de contourner les résistances des conseillers, puisque les missions sont confiées à des agents volontaires qui étudient à distance les dossiers des individus. Pour les agents, une autre façon de résister a consisté longtemps à faire preuve de mansuétude vis-à-vis de certaines personnes éligibles au contrôle, comme celles proches de la retraite ou ayant des problèmes de santé. Mais cette marge de manœuvre a été considérablement réduite par la commande publique depuis 2021 avec l’obligation d’augmenter la cadence des contrôles.