Ce sont deux études rares qui interrogent les représentations et les pratiques des travailleurs sociaux accompagnant les jeunes dans le monde du travail qui ont été présentées par l'Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) et la défenseure des droits le 23 mai.
L’une d’elle, intitulée « L’inemployabilité des jeunes “invisibles” », s’intéresse aux pratiques des intermédiaires de l’emploi impliqués au sein d’un dispositif présent dans les Hauts-de-France pour « remobiliser et accompagner vers l’emploi » des femmes et des hommes, mais aussi repérer des jeunes « invisibles », suivis ni par Pôle emploi, ni par les missions locales. Le dispositif, qui prône une prise en charge « personnalisée », fait intervenir des assistantes sociales, une psychologue et des conseillers en insertion. La seconde étude porte sur le « malaise dans l’accompagnement des jeunes » face à l’essor du travail ubérisé dans les quartiers de la politique de la ville.
Cette première étude qui interroge, d’une part, les dirigeants et concepteurs du dispositif et, d’autre part, les agents en contact avec les jeunes, pointe des représentations majoritairement défavorables vis-à-vis des jeunes issus des quartiers populaires. Celles-ci peuvent différer selon le profil des jeunes, mais aussi selon le parcours socio-professionnel des agents.
Quand les agents discriminent les jeunes défavorisés
A l’origine du dispositif, deux visions concurrentes sont portées par les deux organisations créatrices du projet, une association et une entreprise. La première se place dans une vision « réparatrice », voulant se concentrer sur les jeunes les moins dotés, issus de l’aide sociale à l’enfance, sans abri, ou usagers de drogues, et considère que le non-emploi des jeunes est davantage lié aux inégalités sociales et à l’état du marché du travail. L’entreprise, issue d’un groupement d’entreprises sociales et solidaires, impute au contraire la responsabilité du non-emploi aux jeunes eux-mêmes, décrits comme attentistes, et préfère se concentrer sur les jeunes les moins éloignés de l’emploi, dans une perspective de satisfaire les résultats attendus.
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C’est cette dernière approche qui s’est imposée au dispositif final, avec d’importantes conséquences sur la manière de procéder. Peu formés et dans un contexte de « justification permanente des résultats », les agents ont eu tendance à valoriser les jeunes diplômés soutenus par leurs parents, ayant une meilleure aisance à l’oral, et donc davantage issus des classes moyenne ou supérieure, au détriment des jeunes issus des quartiers populaires.
Afghans ou Roms : un festival de préjugés
L’équipe de recherche décrit tout un travail de « conformation » qui passe notamment par l’apparence physique, que ce soit les habits ou l’attitude, voire des remarques sur la morphologie de la personne, visant à transformer les jeunes pour correspondre aux attentes supposées des employeurs. Des pratiques qui, selon les chercheurs, légitiment la place du corps dans le processus de recrutement et, par conséquent, les attitudes discriminatoires, et relient l’exclusion du marché de l’emploi à des facteurs individuels, au lieu de remettre en cause les discriminations systémiques dans les processus de recrutements ou les mauvaises conditions d’emploi.
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Des savoir-être ethnicisés sont d’ailleurs relevés par l’équipe, que ce soit dans la valorisation de jeunes Soudanais ou Afghans, perçus comme « plus motivés » et malléables, et dirigés vers des emplois sous-qualifiés, et au contraire la dévalorisation des jeunes issus des communautés roms.
Les éducs refractaires à la politique du chiffre
« Au début, les agents avaient le temps d’avoir des entretiens longs avec les jeunes, mais cela a de moins en moins été le cas par la suite, indique Charlotte Lecerf, doctorante en sociologie, membre de l’équipe de recherche. Certains profils d’agents ont fait preuve de plus de résistance vis-à-vis de ce dispositif, notamment les profils plus militants d’éducateurs spécialisés ou d’éducateurs de rue, qui sont partis dès le début, quand ils se sont rendu compte que le but était de faire du chiffre et pas de toucher les jeunes “invisibles”. »
Plusieurs pistes sont évoquées pour pallier ces situations, notamment l‘intégration, dans les formations, des derniers travaux sociologiques sur les discriminations et sur l’état et la sélectivité du marché du travail, dans le but de prendre conscience des stéréotypes, mais aussi de favoriser davantage de négociations avec les employeurs.
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Face à la problématique soulevée par les professionnels de devoir rendre compte de résultats, la défenseur des droits Claire Hédon appelle, de son côté, à évaluer différemment les dispositifs : en mettant le curseur sur les 10 à 20 % les plus défavorisés de l’échantillon concerné. « Si on obtient des résultats pour eux, on sait que la méthode fonctionnera pour tout le monde. Il faut se centrer sur cette population-là dans nos dispositifs, sinon, les pratiques tendent à faire toujours plus de tri, en favorisant uniquement les personnes les plus proches de l’emploi. »