Quelques gouttes de pluie résonnent sur le toit de l’ancienne usine. A l’intérieur, tout est encore calme. De temps en temps, un aboiement étouffé parvient de l’un des chalets en bois clair aux contours bleus. « Ici, personne n’est très matinal », sourit Florent Triquigneaux, chef de service de Zone libre. Il faut dire que les heures de sommeil comptent double : la plupart des habitants n’avaient pas de toit au-dessus de leur tête avant d’arriver là. |
Le projet Zone libre est né il y a trois ans. Fin 2020, l’association Alynea a proposé de créer un lieu de vie semi-collectif se fondant sur des formes d’habitat moins « traditionnelles », pour un public exclu ou refusant les dispositifs existants. Six mois plus tard, neuf chalets en bois de 24 m² avec terrasse sortent de terre pour accueillir des personnes seules ou des couples, avec leurs animaux. Aux bâtiments modulaires s’ajoutent des appartements en diffus pour celles et ceux qui n’ont pas envie de vivre sur place et qui peuvent venir bénéficier de l’accompagnement social et des lieux de vie collectifs.
Ni injonction ni contrepartie
L’initiative s’est inspirée du dispositif « Un chez-soi d’abord », qui prévoit d’accorder un logement et un accompagnement social à des personnes marginalisées souffrant de troubles psychiques sévères. « Il s’agissait pour nous de tester un modèle “Logement d’abord” avec étayage collectif », raconte Virginie Gaudon, éducatrice spécialisée, présente depuis le début du projet. Les premiers habitants de Zone libre ont été accueillis en septembre 2021, quasiment sans turn-over depuis. Actuellement, 8 personnes vivent dans les chalets et 12 sont en logement glissant. Agés de 21 à 79 ans, les résidents ont passé en moyenne plus de dix ans dehors. « A la différence d’avoir juste une chambre dans un foyer, ils sont ici chez eux, poursuit-elle. A leur arrivée, on leur présente un contrat d’hébergement qu’ils peuvent signer pour une semaine, un mois, un semestre renouvelable… Tous ont immédiatement signé jusqu’en mai 2024 . »
Pendant des années, Virginie et Florent ont travaillé au Samu social. Les habitants de Zone libre, ils les ont côtoyés dans la rue avant de les accueillir ici. Comme Hervé. Casquette à pois léopard, blouson sur le dos et bouteille de vin de table sous le coude, l’homme essaie de calculer son âge. Entre 63 et 65 ans : « Soit très vieux, pour la rue ! » »Apercevant Florent, il l’interpelle : « Grand nain ! » Entre eux, le ton est léger, signe d’une relation de confiance. « Pour moi, c’est assez incroyable de le voir aujourd’hui ici », lâche Florent, ému. « Même si, en cinq ans, on a seulement réussi à refaire ta carte d’identité, et puis tu l’as reperdue », dit-il à Hervé, qui acquiesce. Aujourd’hui, il aimerait bien qu’il perçoive le RSA (revenu de solidarité active), mais ne lui impose pas de le demander.
Zone libre, c'est la liberté sans la zone
La particularité de Zone libre tient, en effet, à la philosophie du travail social qui s’y déploie. Horizontalité, participation, mais jamais d’injonction. « De toute façon, on ne peut pas vraiment forcer quelqu’un à un accompagnement social », sourit Virginie, qui parle d’expérience. Pour autant, ce qu’elle met en place ici est inédit : « On n’exige aucune contrepartie. On ne leur demande pas d’être insérables dans six mois. Et ça, c’est très rare. » Si chaque habitant doit honorer un rendez-vous par semaine avec un travailleur social, c’est lui qui en détermine le contenu à partir de ses préoccupations. « Notre méthodologie est celle de l’approche par les forces. Je suis là pour les aider à se rendre compte qu’ils se connaissent. On ne lâche rien pour autant : les personnes ont des droits, donc on a envie qu’elles y aient accès, mais mon travail est de leur rappeler, pas de les obliger », affirme Virginie.
Une démarche peu habituelle dans le secteur. « Sortir de la normativité du travail social, déconstruire nos pratiques et celles des habitants qui ont fait des rapports toute leur vie demande de l’énergie », commente Florent Triquigneaux. Assise à ses côtés, Virginie va encore plus loin : « Nous ne sommes pas leur famille mais nous avons un fonctionnement familial. On se voit tous les jours, on part en vacances ensemble… Nous mettons de l’affectif dans notre travail. » D’ailleurs, dans l’équipe – composée de sept personnes, dont trois travailleurs sociaux, une infirmière, et deux travailleurs pairs à mi-temps –, on aime dire que personne n’exerce à Zone libre par hasard. Tous partagent le souci d’un fonctionnement « désinstitutionnalisé ». Avec comme mode opératoire que, chaque jour, l’équipe échange avec tous les habitants pour être au même niveau d’information. Les tâches sont distribuées en fonction des appétences de chacun.
L’accompagnement à la santé ne déroge pas à la règle. Marilou Mouillet, infirmière, a intégré l’équipe en juin 2023. « Mon rôle est d’essayer de faire émerger des besoins de santé, d’informer les habitants et de les amener vers le droit commun auquel ils peuvent prétendre. Le soin est une porte d’entrée sur une problématique sociale non élucidée », explique-t-elle. Comme les autres intervenants sociaux du dispositif, son engagement ne vient pas de nulle part. « Dans d’autres lieux où j’ai exercé, je n’ai pas toujours laissé le choix aux gens. Je me suis déjà sentie maltraitante, par exemple avec des personnes âgées. Ici, j’explique tout : les effets, les risques, puis je les laisse décider. Je redonne le pouvoir d’agir et, pour moi, ça passe avant tout le reste. Même si ça débouche sur des refus de soins », martèle la professionnelle. Florent, lui, pose une seule limite à l’horizontalité qui prévaut : « Je peux envisager une hospitalisation sous contrainte si nous estimons collégialement que c’est nécessaire pour protéger la personne d’une mise en danger. »
Chacun a ses clés
Sur le site, des espaces collectifs permettent de partager des activités. Chaque midi, un déjeuner est servi aux habitants dans la cuisine commune. Ils peuvent y manger ensemble ou emporter le plat chez eux. Encore vide, l’immense hangar gagnerait, quant à lui, à être aménagé, même si plusieurs tentatives émergent : un babyfoot jouxte un vélo d’appartement et quelques tags colorés habillent les murs en friche. A l’extérieur, un potager et une grande terrasse en bois fabriquée par l’ensemble des habitants et de l’équipe. Ces espaces partagés visent à favoriser l’auto-support et l’entraide entre résidents.
Ici, chaque habitant possède son trousseau de clés. Aucun veilleur de nuit ni travailleur social du samedi après-midi au lundi matin… Seule une astreinte téléphonique a été instaurée pour rassurer les résidents. Et pas de règlement intérieur. Une seule règle a été mise en place par les habitants eux-mêmes : que les chiens soient tenus en laisse. Mais la réalité du quotidien n’est pas toujours idyllique, et la question d’un besoin de sécurité émane parfois. « Ils ont tous des casseroles derrière eux, et les casseroles, ça fait du bruit. Alors comme partout, le collectif n’est pas toujours facile, il y a des problèmes de voisinage », abonde Virginie. En cas de violence, l’équipe a choisi une posture comme celles du « théâtre-forum » – méthode qui permet, grâce à la participation de chacun, de rejouer une scène de conflit et d’imaginer collectivement des solutions alternatives. « On cherche à rendre le pouvoir à celles et ceux à qui on l’a pris depuis si longtemps. J’ai presque le mot “utopie” qui me vient pour décrire cet endroit, mais ça devrait être la norme », souffle Florent Triquigneaux.
A 24 ans, Valentin est l’un des plus jeunes habitants de Zone libre, et l’un des premiers à avoir posé ses duvets. Trois au total, qu’il empilait les nuits de grand froid. Ses lunettes rectangulaires remontées sur le front, le jeune homme originaire de Tours raconte sa première fugue d’un foyer de l’aide sociale à l’enfance (ASE), à 13 ans et demi, puis neuf années « de vadrouille et de trafic de drogues » à travers la France et la Suisse. De la fédération helvétique, il a d’ailleurs gardé l’accent. Mais aujourd’hui Valentin semble s’être posé, au moins temporairement. « En CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale], on m’a refusé parce que j’avais mon chien. Ce que j’aime ici, c’est la liberté et la transparence. »
(Re)trouver une stabilité
Peu à peu, Valentin goûte à la stabilité et apprend à prendre soin de lui. Il montre une photo : voilà un an, de longues dreadlocks tombaient le long de son visage. Depuis, il a tout rasé, « pour l’hygiène ». « J’ai arrêté de me piquer depuis que je vis là. Quand j’étais dehors, tout l’argent de la manche passait dans la came et je ne me sentais pas légitime à demander à manger à des associations », narre le jeune homme. Dans quelques jours, il ira chez le kiné. En attendant, dans son chalet, les journées s’étirent principalement à jouer à la console. Pas sûr, pour autant, que cette vie « trop tranquille » lui convienne. « Mon plan, c’est une voiture, un camping-car et un doberman. Et, pourquoi pas, aller faire les vendanges. »
« Il y a ceux pour qui ce lieu est une transition, comme Valentin, et d’autres qui se projettent pour longtemps. C’était le sens de l’expérimentation dès le départ : trouver la solution qui convienne à chacun », explique Virginie. Mais Zone libre étant un dispositif expérimental, le compte à rebours a commencé. Face au succès, la date de fin a déjà été repoussée à décembre 2024. Les chalets, eux, ont été conçus pour être démontables et déplaçables. Reste toutefois la question du foncier, de plus en plus tendu dans la Métropole de Lyon. « Ce serait vraiment fou que ce ne soit pas pérennisé », lâche l’éducatrice spécialisée. Les statistiques parlent pour elle : en France, les personnes sans abri vivent en moyenne trente ans de moins que la population générale.
LES 3 CONSEILS DE FLORENT
1. Anticiper la question du foncier.
Un modèle « Logement d’abord » suppose de pouvoir proposer un accès à l’habitat. Le projet s’est heurté aux problèmes inhérents à la pénurie de logement social sur le territoire ainsi qu’à la difficulté de proposer une offre d’habitat adaptée autre que du logement. Le site semi-collectif, mis à disposition pour trois ans par un promoteur privé, a nécessité d’importants travaux pour permettre la création d’une mise à l’égout et d’une alimentation en eau, la mise en conformité incendie avec la création d’ouvertures, l’augmentation de la puissance électrique…
2. Gérer les projets.
Dans un projet expérimental, les travailleurs sociaux ont mille idées par jour. Mon rôle, en tant que chef de service, a été de mettre en place des temps de briefs pour structurer les idées afin de ne pas perdre en énergie et en temps.
3. Travailler en réseau.
En matière de santé, notre équipe s’appuie sur un réseau de partenaires : des soins infirmiers à domicile, une équipe mobile de permanence d’accès aux soins de santé (Pass), l’assistante sociale des urgences du Médipôle ou encore une équipe spécialisée de soins infirmiers précarité (Essip). Depuis 2023, des liens ont été tissés sur les enjeux de santé mentale avec Interface SDF et l’équipe mobile de psychiatrie du centre hospitalier Le Vinatier.
BUDGET
Quatre ans de financement
Le projet s’inscrit dans une expérimentation de quatre ans actée par la Dihal. Il découle de l’appel à manifestation d’intérêt « pour la mise en place de projets d’accompagnement de personnes en situation de grande marginalité dans le cadre d’un lieu de vie innovant à dimension collective », lancé le 12 octobre 2020. A l’échelle nationale, 40 projets ont été sélectionnés, financés à hauteur de 15 millions d’euros, pour un suivi individualisé de près de 1 000 personnes. Lors de son installation, chaque habitant dispose d’un budget de 1 000 € pour aménager son chez-lui, accordé par l’association Alynea, porteuse du projet. Il bénéficie en outre d’un don de la Fondation Abbé-Pierre de 10 000 € par an, destiné aux loisirs et projets de vacances.