« Fais gaffe à tes doigts, c’est pour la Fashion Week ! », lance Sacha en rigolant. Sécateur à la main, sa mission du jour est pour le moins sérieuse : il doit récolter une trentaine de dahlias, les plus beaux du champ, pour qu’ils soient livrés en bout de chaîne à une maison de haute couture parisienne pour un défilé lors de la Fashion Week. Le grand gaillard choisit des fleurs « sans un chtar dessus », les coupe soigneusement et les dépose dans un seau noir rempli d’un peu d’eau. Impressionné par un tel client ? « On a l’habitude, c’est comme avec le Ritz », relativise le salarié en parcours au sein de l’atelier-chantier d’insertion (ACI) Fleurs d’Halage. Pas plus intimidée de travailler pour le monde du luxe, sa collègue Jacqueline abonde : « C’est normal, elles sont belles. »
Ce projet de floriculture urbaine est né au nord de la commune de L’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) sur le site de Lil’Ô, où sont maintenant cultivées 80 variétés de fleurs pour 100 000 tiges récoltées chaque année. Cet espace de 3,6 hectares est une ancienne friche industrielle où ont été stockés les débris des constructions haussmanniennes du XIXe siècle, puis ceux du périphérique parisien. Une terre polluée, dont la réhabilitation a été confiée par le département et la ville à l’association Halage, implantée à L’Île-Saint-Denis et porteuse de chantiers d’insertion dans les espaces verts depuis presque trente ans. C’est là que Fleurs d’Halage a été inventé en 2018, à l’initiative de Rustam Tsarukyan, alors salarié en parcours d’insertion dans une équipe dédiée aux espaces verts. Fort d’une longue expérience de travail des fleurs en Arménie, son pays d’origine, il a suggéré de relancer l’horticulture française sur ces sols trop pollués pour la culture de fruits et légumes. Une façon, aussi, de créer de nouveaux emplois destinés à des personnes éloignées du monde du travail.
« La fleur est un support d’insertion valorisant, parce que c’est beau », explique Julie Haddad, cheffe du projet Fleurs d’Halage. « Il y a quelque chose de très satisfaisant quand on participe depuis le semis de la graine à la fabrication des bouquets qui sont vendus », confirme Katia Courtecuisse, chargée en insertion professionnelle des personnes en parcours au sein de Fleurs d’Halage. Depuis son lancement officiel en 2019, l’ACI a formé 50 personnes à l’horticulture urbaine, qui ont quitté le chantier avec un taux de retour à l’emploi de 80 %. La dernière belle histoire en date est celle d’Iwona, qui a été recrutée cet été en contrat à durée indéterminée par l’un des fleuristes avec qui travaille l’ACI. « Quand nos partenaires ont des besoins de recrutement, ils viennent nous voir », assure Julie Haddad.
Vêtue de sa veste verte brodée à l’effigie de Fleurs d’Halage, la cheffe de projet circule parmi les 6 000 m2 de serres et de pleine terre où se côtoient zinnias, cosmos et autres sauges bleues, avec un mot attentionné pour chaque salarié. De temps à autre, elle lève la tête pour voir passer les cormorans installés sur ce site classé Natura 2000. Et à la vue d’une fleur particulièrement belle comme un dahlia moucheté, elle dégaine son smartphone pour la photographier. « Quand on est horticulteur ou fleuriste, on a besoin d’Instagram », explique celle qui gère la communication de l’ACI, en plus de rechercher des financements ou d’accueillir des visiteurs intéressés pour répliquer le projet.
Favoriser le travail d’équipe
Parmi les 18 salariés en contrat à durée déterminée d’insertion à 35 heures par semaine, trois sont en accompagnement à la retraite. Mustapha, par exemple, a bien cotisé pour tous ses trimestres – il travaillait comme maître soudeur avant un accident cardiaque – et il aurait dû pouvoir s’arrêter en janvier 2024. Mais à cause de la réforme des retraites, il va devoir arroser, tailler et désherber encore pendant douze mois. « Un an de plus dans les fleurs, ça va », ajoute, philosophe, cet homme qui a toujours aimé le végétal.
Sur les 15 salariés restants, une moitié se destine à poursuivre dans le domaine horticole ou agricole, quand l’autre rêve d’ailleurs. Ainsi, Alexandra aimerait travailler avec les animaux, Sandra s’intéresse à l’événementiel et Obaidullah veut retourner en boucherie… Tout en ramassant avec délicatesse des scabieuses passées pour les transformer en fleurs séchées, cet Afghan aux tempes grisonnantes explique avoir travaillé comme boucher avant son arrivée en France. Faute de diplôme européen et parce qu’il ne maîtrise pas encore parfaitement le français, il ne peut pas exercer ici pour l’instant. « Le plus important, c’est d’avoir un travail », se console-t-il.
Sur le rang de fleurs voisin, Rozalia, Alexandra et Rachid sont en « mission sauvetage » : ils sont chargés de couper les têtes de zinnias passées pour permettre à la plante de consacrer toute son énergie à produire de nouvelles fleurs. « Ça m’apaise de travailler ici, explique Rachid, sécateur à la main et une paire de gants accrochée à la ceinture. On sème, on plante, on récolte… Il n’y a rien de redondant et c’est un travail en plein air, pas derrière un bureau. » Lui est arrivé au début de l’été, après avoir vu à la télévision un reportage sur Fleurs d’Halage. Il connaît le nom de toutes les plantes qui poussent encore en ce début d’automne et guide Alexandra, arrivée en août, lorsqu’elle doute. « Dans l’équipe, il faut du respect et de la solidarité », confirme l’encadrant technique de l’ACI, Alexandre Crasquin, qui encourage l’apprentissage entre pairs.
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Un datura pousse à quelques mètres d’eux. Cette plante toxique, dite aussi « trompette de la mort », est l’emblème du lieu, peinte sur une fresque à l’entrée de Lil’Ô. Son apparition spontanée est signe d’un sol contaminé aux hydrocarbures, qu’elle contribue à nettoyer par sa pousse. Ici, la terre est trop polluée pour que les fleurs puissent être labellisées en agriculture biologique, bien qu’elles ne soient pas traitées. Une zone témoin, tout au fond du terrain, reste inexploitée pour qu’à la fin de l’occupation décennale du lieu par Halage, l’impact de la ferme florale sur la pollution aux métaux lourds et aux hydrocarbures puisse être évalué précisément.
Respecter la saisonnalité
Retour à l’entrée de Lil’Ô, où se trouve le laboratoire de préparation des commandes et de confection des bouquets. Sur les murs, des fiches rappellent la marche à suivre : « On écrit au début sur le seau pour qui il est », ou « Toujours vérifier que les fleurs sont dans l’eau ». Ce matin-là, en plus des productions livrées à l’atelier floral qui fournit une maison de haute couture, d’autres sont envoyées au conseil départemental des Hauts-de-Seine. Du local, toujours. Les fleurs produites par Halage ne parcourent en moyenne que 15 kilomètres entre Lil’Ô et leur lieu de vente. C’est parfois bien moins, comme le samedi matin, sur le marché de la Plaine Saint-Denis, où les salariés en parcours d’insertion s’exercent à la tenue d’un stand.
Une fois les commandes terminées et envoyées en livraison, on prépare des fleurs pour les faire sécher. « Vu la quantité d’immortelles, vous retirez juste les feuilles sur la partie basse de la tige », indique Stéphanie Page, coordinatrice de production du site. Assise devant de gros seaux remplis à ras bord de fleurs variées, elle montre comment les préparer avant de les suspendre par la tige dans un conteneur chauffé. « On cultive de saison, insiste la trentenaire, donc en hiver, c’est fleurs séchées. » L’équipe les transformera ensuite en compositions qui seront vendues sur des marchés de Noël. Aussitôt la démonstration terminée, la coordinatrice se redresse et va s’assurer qu’aucun salarié n’est en difficulté.
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Stéphanie Page travaillait dans le marketing jusqu’au jour où elle a décidé de se reconvertir pour voir des fleurs tous les matins. « A présent, mon travail, c’est de planifier les cultures, rencontrer les fleuristes, commander des graines, prendre en compte l’avis de l’équipe, programmer les formations », détaille-t-elle. Le travail social, elle l’a appris par l’action. « J’ai été jetée dans le bain, ça a été une vraie découverte », explique-t-elle. Avec l’encadrant technique de l’ACI, elle partage la philosophie de l’autonomie dans le travail. « Je suis là pour accompagner les salariés, pas pour faire à leur place », insiste Alexandre Crasquin, dont le poste associe ses deux intérêts professionnels que sont le social et l’environnement. Vigilant envers chacun des salariés, avec son phrasé cash, il les encourage à prendre leur envol et à être « forces de proposition ». Il n’hésite pas à déclarer : « Ceux qui intègrent l’équipe, je suis fier de les voir partir à la fin de leur contrat. »
D’une façon plus imagée, le slogan de Fleurs d’Halage dit lui aussi que les salariés ont vocation à s’épanouir : « Tête haute comme tige au soleil. »