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Femmes à la rue : se sentir entourées pour s’évader un peu

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L'association AURORE au Carreau du Temple

Benfatou, bénéficiaire des services de l’accueil de jour au Carreau du Temple.

Crédit photo Vincent Wartner / Riva Press
A Paris, dans le contexte sanitaire actuel, la Halte Femmes, accueil de jour de l’association Aurore, s’est délocalisée au Carreau du Temple, espace culturel de la capitale. Le dispositif mise sur les liens informels et sur un accompagnement global pour lutter contre l’isolement des femmes sans domicile.

En cette matinée grisâtre de novembre, après avoir poussé l’une des deux portes vitrées, le contraste avec l’extérieur est saisissant. D’abord, l’immensité du site. Puis la chaleur qui s’en dégage, avec la lumière pénétrant par les murs latéraux et les vitres du toit. Elle vient se réfléchir sur le sol monochrome en bois de chêne et offrir une grande clarté à l’immense salle. Et, enfin, le calme. Pourtant, les membres de la Halte Femmes, service d’accueil de jour de l’association Aurore dédié aux femmes sans domicile, s’activent. Sur la droite, des bénévoles trient des vêtements collectés avant leur distribution. Il faut faire vite, le froid augmente et le nombre de personnes précaires se multiplie. Plus loin, une vingtaine de femmes sont attablées, seules ou par petits groupes avec de jeunes enfants.

Depuis le 3 novembre, la Ville de Paris a mis à disposition de l’association un tiers de l’espace du Carreau du Temple, au cœur de la capitale. Actuellement, à l’instar des autres sites accueillant du public (musées, théâtres, salles de sport…), ce haut lieu culturel du IIIe arrondissement réhabilité en 2014 ne dispense plus d’activités ni de spectacles aux riverains. Avec sa structure métallique caractéristique et ses nombreux carreaux vitrés, l’imposant bâtiment de 6 500 m2 a longtemps fait office de marché aux halles. Mais il endosse aujourd’hui un tout autre rôle, lié aux enjeux liés à la crise sanitaire et au second confinement. En raison de l’impossibilité de respecter les gestes-barrières, les espaces de la Halte Femmes dans le XIIe arrondissement ne permettaient plus de recevoir, sans limites, les femmes seules à la rue. Désormais, les services sont ouverts aux familles, mais les hommes se font rares.

Ce matin, Suzanne profite comme d’autres femmes d’un petit déjeuner servi à table. A 67 ans, elle se retrouve sans abri depuis le mois de juin. « Avant, je vivais dans un cadre familial. Je viens à la Halte Femmes régulièrement. Cela évite la désocialisation, offre de la chaleur et permet de s’évader, explique-t-elle d’une voix douce accompagnée de gestes souples des mains. On est comme en famille, et l’innocence des enfants que je rencontre m’aide beaucoup. Ici, on ne se sent pas sans abri. » Au-dessus du masque qu’elle porte, ses yeux clairs bordés de rides expressives témoignent d’un sourire permanent et ne laissent en rien percevoir la lourde réalité d’un quotidien d’errance. Grâce à l’association, Suzanne bénéficie de repas et d’un accompagnement social. Quotidiennement, 50 menus chauds sont servis et 50 repas froids distribués. Avec la baisse des températures, le nombre de repas chauds devrait augmenter.

« C’est réjouissant de voir que les autres veulent s’en sortir, indique la sexagénaire. Cela nous aide car, au départ, on se demande comment on va résoudre sa situation. En arrivant, nous sommes focalisés sur nos problèmes. On ne voit rien d’autre. Cela bloque la communication avec les travailleurs sociaux que nous abordons frontalement car ils ne peuvent pas tout régler en un instant. Les temps de partage offrent donc l’occasion d’intégrer ce que l’on vit avec un peu de recul. Au Carreau du Temple, l’espace qui nous est offert favorise les rencontres, et je sens le personnel plus serein. » Persuadée d’une issue rapide de sa situation, elle envisage déjà de s’engager prochainement pour les plus démunis. « Sans le savoir, elle nous aide déjà », assure Cécile Thiery, animatrice socio-éducative pour la structure depuis 2009, quelque peu surprise par l’objectivité de Suzanne, en particulier sur l’importance du collectif. « Les conversations informelles que nous entretenons avec les bénéficiaires ne sont jamais anodines », ajoute-t-elle. Son quotidien ne se résume d’ailleurs pas au travail social. Il se décline en plusieurs volets, dont l’équilibre est essentiel pour assurer un accompagnement de qualité.

La gestion de la vie quotidienne, l’organisation d’animations culturelles agrémentées de sorties, d’activités et d’interventions de bénévoles sont autant d’occasions de rencontrer les femmes autrement. « Tout est à l’arrêt actuellement, mais chaque discussion sert d’outil pour recréer de la parole. Comme, par exemple, de parler de serviettes hygiéniques », indique Cécile Thiery, qui assure des rendez-vous individuels dans l’un des cinq bureaux dédiés délimités par des panneaux de bois clair. Elle les alterne avec des discussions spontanées au gré de passages entre les tables où les personnes en grande exclusion sont assises. « Le premier rendez-vous social est intense, explique-t-elle. Il s’organise autour d’une situation complexe dans laquelle des femmes viennent juste d’être mises à la rue. Il s’agit souvent d’une demande d’hébergement à laquelle nous ne sommes pas à même de répondre. Il faut d’ailleurs fournir de nombreuses explications sur l’accompagnement social en France, car les illusions sont nombreuses. Il est donc essentiel de créer des choses autour de la résilience et de la remobilisation. La rencontre dans un contexte différent engendre d’autres rapports. »

 

L’occasion de voir du monde

Considérer le lieu d’accueil comme un lieu de vie positif, un repère qui n’est pas impacté par leur vie est l’un des objectifs majeurs. L’ouverture quotidienne, les horaires fixes ainsi que le personnel permanent y contribuent. Il est d’ailleurs possible de choisir son référent. Au fond de la salle, toujours avec des panneaux de bois, une pièce a été créée. Elle compte une dizaine de lits, où se reposent en toute sécurité les femmes sans abri. Un peu plus loin, un espace aménagé permet aux enfants de s’occuper avec des jouets. De petites tables vertes posées sur des tapis bleus jonchent le sol, et une bibliothèque dédiée permet de les transformer en coin lecture. Pour les dessins animés, deux ordinateurs sont à disposition. Là encore, c’est le collectif qui prime. « Le fait de sentir que l’on est entouré ou d’observer la situation des autres s’améliorer offre un réel soutien. Ce qui importe beaucoup, c’est de pouvoir parler sans jugement. La honte peut être dépassée par le groupe et par le suivi social », explique l’animatrice socio-éducative, avant de repartir dialoguer avec un petit groupe de femmes. Ici, rien de préétabli : certaines viennent le matin pour dormir, d’autres pour un entretien ou un déjeuner.

Plus loin, devant les bureaux, Benfatou, 37 ans, se tient droite, le ventre bombé par une grossesse dont le terme est prévu en février. Elle vient d’obtenir son premier rendez-vous d’accompagnement à l’association, qui aura lieu le lendemain. Sans surprise, celui-ci a pour objet la recherche d’un hébergement pérenne. Ce n’est toutefois pas cette motivation qui l’a menée vers la Halte Femmes, mais les conseils de son amie, rencontrée il y a deux ans sur un bateau de migrants entre le Maroc et l’Espagne. « C’est la troisième fois que je viens au Carreau du Temple. Si je suis revenue, c’est parce que cet endroit est génial et le personnel très accueillant. Ça me fait du bien de voir du monde. »

En discutant autour d’un café, le sentiment d’isolement s’estompe, et elle peut se confier un peu : « Je ne parviens pas à manger. » Son regard franc et ses airs enjoués et déterminés laissent alors transparaître de l’inquiétude. Après avoir connu la rue durant plusieurs mois, elle loge dans un centre d’hébergement d’urgence du XVe arrondissement de Paris. A ce jour, Benfatou ne dispose d’aucun revenu, sa demande d’asile a été refusée, et elle sait bien qu’à la suite de son accouchement il faudra quitter le centre. Ce qui l’anime, c’est l’idée de terminer ses études d’aide-soignante débutées en Côte d’Ivoire et, surtout, de revoir ses trois autres enfants, restés « au pays ». Mais pour l’heure elle doit affronter quotidiennement des problèmes d’insomnie.

 

Ne pas réduire la capacité d’écoute

Plus de 80 % des femmes accueillies sont issues de parcours migratoires impliquant une prise en charge délicate. C’est pourquoi, dans la démarche d’accompagnement qu’elle propose, l’association assure des aides psychologiques et sanitaires grâce à l’action d’un médecin et d’infirmières. Un espace est d’ailleurs aménagé pour assurer des consultations. Assise face à une table verte, le regard concentré et bienveillant, Marie-Pierre Bonnot, psychologue clinicienne, travaille sur place deux jours par semaine. « Pas plus de six consultations quotidiennes, sinon cela réduit la capacité d’écoute », précise-t-elle. Les femmes peuvent venir la voir à la suite d’entretiens sociaux car, parfois, l’état psychique lié au mal-être empêche d’avancer. C’est aussi par le biais du passage dans les espaces collectifs qu’elle propose des rendez-vous. Elle le souligne, « l’insertion est complexe pour les personnes sans papiers ou en cours de régularisation ».

Parcours migratoires, violences, accidents de vie, divorces… Les causes qui font plonger dans la précarité sont multiples. L’enjeu est de remettre les bénéficiaires en confiance et de leur faire comprendre qu’elles ont des capacités. Pour cela, la Halte Femmes leur propose de faire du bénévolat. Dans sa pratique, la psychologue pose peu de questions. « Je ne travaille pas avec elles dans une démarche psychanalytique. Ici, c’est un lieu de soins. Je ne me fixe pas d’objectifs car nous ne sommes pas là pour briser les défenses mises en place. Nous agissons comme des pansements que l’on met où on peut. » Dans ce lieu atypique, l’anxiété se porte peu sur le risque épidémique. Le versant économique prime. L’histoire migratoire également. Nombreux sont les profils portant des stigmates post-traumatiques liés au vécu dans le pays d’origine ou dans le parcours d’exil. « Je rencontre peu de femmes aux pathologies lourdes, note la thérapeute. Les hommes souffrent plus couramment de problèmes addictifs ou de pulsions de mort. J’admire beaucoup les femmes que je rencontre. Elles se battent et rebondissent parfois très vite. »

Le temps est pourtant salvateur. Les situations s’arrangent quasiment toujours et les professionnels s’accordent à dire qu’il permet de se recentrer pour préparer l’avenir. « Certaines n’ont jamais envisagé l’épanouissement personnel. Avoir du temps signifie aussi avoir une place », explique Marie-Pierre Bonnot. L’espace offert par le Carreau du Temple est une opportunité pour s’inscrire dans un dispositif d’accompagnement global. Les conditions d’accueil agréables génèrent aussi des effets positifs sur l’équipe pluridisciplinaire, qui se soutient par le biais de réunions. « Je me sens plus disponible, comme si le volume de l’espace me sortait de l’urgence sociale », poursuit la psychologue.

Le soutien vient aussi de l’extérieur, par le biais de liens entretenus avec les structures sanitaires et sociales de proximité. Tels des bains-douches parisiens qui sont privatisés pour les femmes à certains horaires. « C’est essentiel pour leur sécurité et en matière de réinsertion », souligne Cécile Thiery. Le Carreau du Temple accueille environ 75 personnes chaque jour, et cela devrait augmenter : « Le déconfinement a précipité à la rue de nombreuses personnes qui n’avaient jamais eu recours à nos services. Il faut les prendre en charge le plus vite possible, et donc passer du temps supplémentaire en entretiens individuels et en collectif, en raison de la détresse psychologique générée », conclut l’animatrice socio-éducative.

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