Elles se prénomment Ekaterina, Julienne, Maritou, Amira, sont originaires de Géorgie, du Cameroun, du Gabon, de Tunisie… Leurs points communs : être des femmes, étrangères et avoir émigré en France récemment. Car l’exil se conjugue aussi au féminin. « Dans l’imaginaire des gens, le profil type du migrant est un jeune homme de 25 ans, célibataire. Il y a beaucoup de clichés qui circulent autour de la migration alors que les statistiques indiquent que les femmes représentent près de 52 % des personnes arrivées en France », indique Emilie Verdu, directrice de l’Addcaes (Association départementale pour le développement et la coordination des actions auprès des étrangers de la Savoie). N’en déplaisent aux représentations, les femmes bougent, seules ou accompagnées, et ce pour une multitude de raisons qui dépendent autant de la logique socio-économique que des liens de parenté, des valeurs culturelles ou de la survie.
Ainsi, la plupart d’entre elles arrivent sur notre territoire et y rencontrent des réalités équivalentes à celles des hommes : mêmes difficultés d’intégration, de logement, de langue… Idem pour celles qui demandent l’asile, dont la part s’élevait à 38 % en 2023 (source Eurostat). Or, c’est précisément sur cette problématique de l’asile, que l’exil au féminin, s’il passe aussi souvent par des migrations irrégulières, présente des spécificités. Parentalité, accès aux soins et à un hébergement digne, prise en compte des violences subies… obligent à repenser de manière radicale la prise en charge à travers ce prisme de genre. « Si des progrès ont eu lieu ces dernières années, la question des femmes est, à certains égards, quasiment absente des politiques d’accueil et d’intégration françaises ; ce qui entraîne des insuffisances dans le soutien que nous leur apportons », regrette Laurent Delbos, adjoint de direction « Asile plaidoyer » pour l’association Forum réfugiés.
Toutes à l’abri
Devant le parvis de l’Hôtel de ville à Paris, comme chaque soir, elles sont plusieurs dizaines. Des heures qu’elles attendent, la plupart accompagnées de leur(s) enfant(s), après avoir tenté leur chance auprès du 115. La nuit tombe, et toutes n’obtiendront pas ce qu’elles sont venues chercher désespérément : une solution pour dormir à l’abri. « Rien que dans la capitale, entre janvier et octobre 2022, 623 demandes quotidiennes pour les familles n’ont pas été pourvues », s’offusque Juliette Bobeau, cheffe de projet à l’association Trajectoires, faisant écho à une étude réalisée par son organisation – à paraître prochainement – sur le cas de la migration ivoirienne. Voilà la première situation à laquelle sont confrontées certaines femmes exilées à leur arrivée en France. Les places d’hébergement d’urgence manquent ou sont très aléatoires ; ce qui conduit nombre d’entre elles à entamer un parcours de rue. « Très souvent, elles se retrouvent brinquebalées d’un endroit à l’autre, mettant en place des stratégies de survie en jonglant entre des nuits d’hôtel, des places en squat ou de l’hébergement citoyen. J’ai rencontré des mamans qui avaient résidé dans cinq hôtels différents en Ile-de-France et dont les enfants étaient scolarisés à Paris. Elles devaient se lever à 5 heures du matin pour emmener leurs petits à l’école », poursuit Juliette Bobeau.
Dans l’hébergement, les femmes représentent toutefois une part importante du public accueilli. La traduction d’une prise de conscience des pouvoirs publics de leur fournir un lieu de répit sécurisé dès le premier pas sur notre territoire. En témoigne la mise à disposition d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) 100 % féminin à Nantes ou de quelque 234 places dédiées dans des lieux d’accueil pour demandeurs d’asile(1). « C’est assez unique en Europe, même si ces places s’adressent uniquement aux victimes de violences. Il faudrait qu’il y en ait beaucoup plus car l’absence d’hébergement est un facteur de vulnérabilisation qui expose les migrantes à de plus grands risques », observe Laurent Delbos.
Continuum de violences
Sur les routes de l’exil, la violence n’est pas qu’une affaire de femmes, mais, pour les migrantes, elle est présente partout et tout le temps : dans leur pays d’origine et à chaque étape de leur parcours où leur condition de femme les expose à des violences systémiques et répétitives, la plupart du temps sexuelles. « Au niveau de notre file active, la quasi-totalité de nos patientes ont vécu ce type de violences. Cela engendre chez elles des traumas pires que les circonstances pour lesquelles elles ont fui leur pays », constate Maxime Guimberteau, responsable plaidoyer et communication au centre Primo-Levi, association dédiée au soin et au soutien des personnes victimes de torture et de la violence politique exilées en France. Un continuum de violences qui, sur le sol français, ne prend pas forcément fin. C’est le constat glaçant d’une étude publiée dans la revue scientifique The Lancet (voir page 42) menée à Marseille qui révèle que les nouvelles demandeuses d’asile ont 9 fois plus de risques de subir des violences sexuelles et 18 fois plus d’être victimes de viol que le reste de la population. Ces dernières sont aussi plus susceptibles d’avoir recours à la prostitution et de subir des violences associées.
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Plusieurs dispositions protègent les femmes immigrées contre ces phénomènes : les victimes de violences familiales peuvent bénéficier d’un titre de séjour et les victimes de traite, être éligibles à la demande d’asile. Mais du côté de la prise en charge, plusieurs questions demeurent : comment organiser le repérage et l’accompagnement de ces femmes, prévenir les conséquences de ces agressions et éviter qu’elles se reproduisent ? « Le premier sujet, c’est la détection. Quand les femmes arrivent et qu’elles demandent protection, elles ne peuvent pas nécessairement expliquer les horreurs qu’elles ont vécues. Cela requiert d’être attentif en ayant des dispositifs capables de recueillir la parole et d’orienter si besoin », préconise la directrice générale de France terre d’asile, Delphine Rouilleault.
Sortir de l’ombre
Pour les repérer, le Samu social de Paris pratique la méthode dite du « screening » qui consiste à demander de façon systématique aux patientes si elles ont été victimes de maltraitances ou d’abus. Côté accompagnement, l’Institut de victimologie de Paris, l’unité de soins spécialisés de la Maison des femmes de Saint-Denis ou le dispositif Parcours à l’hôpital Avicenne de Bobigny, proposent des soutiens aux victimes, avec une attention particulière portée aux personnes exilées. Nécessaires, ces aides restent une goutte d’eau comparée aux besoins. « Chez nous, le suivi psychologique dure entre deux et trois ans car cela prend du temps avant que le trauma ne commence à s’estomper. Sans compter que, pour passer le relais, par exemple en centre médico-psychologique, il faut que la personne soit domiciliée à un endroit précis. Ce qui n’est pas adapté aux femmes en situation de migration que l’on déplace tout le temps… », déplore Maxime Guimberteau.
Au sein de cette structure parisienne, les femmes récemment arrivées bénéficient d’une prise en charge globale : psychologique, médical, kinésithérapeutique, ainsi que d’un soutien social et juridique avec la possibilité de faire appel à un interprète. Un impératif pour briser le cycle de violences, de précarité et d’isolement dans lequel ces femmes sont enfermées. Mais, entre leur instabilité administrative, l’absence de lieux spécifiques et la saturation des structures de droit commun, beaucoup n’y accèdent pas ou de façon incomplète. Pas autant que les hommes du moins. « Les femmes exilées ne reçoivent pas les mêmes informations que leurs homologues masculins. Les raisons sont variées : certaines ne parlent pas français, d’autres craignent d’être repérées et renvoyées dans leur pays d’origine, d’autres encore ne peuvent pas se déplacer parce qu’elles gardent leur(s) enfant(s). Quoi qu’il en soit, cela traduit un manque de considération de ces femmes qui sont pourtant bien sur notre territoire », s’offusque Violaine Husson, responsable des questions de genre et protection à La Cimade.
Pour remédier à cela, le centre Primo-Levi suggère de doter les structures accueillant les exilées de moyens permettant l’intervention de professionnels de santé (médecins, sages-femmes, psychologues, infirmiers). Avec son projet Amal mis en place pour trois ans (2023-2025), l’association France terre d’asile mise, quant à elle, sur un accompagnement renforcé des femmes migrantes. Ses actions mettent aussi bien l’accent sur la prévention et la réduction des inégalités de genre à travers un suivi médico-psycho-social spécifique que sur l’autonomisation des femmes accompagnées. « Accéder à des soins adaptés, permettre la garde d’enfants, recruter des éducateurs de jeunes enfants, former nos équipes à l’accompagnement des questions de violences et de traite humaine, voilà les piliers d’une bonne prise en charge de ces migrantes. Mais pour cela on a dû s’appuyer sur des fonds privés parce que les moyens fournis par l’Etat ne suffisent pas », avoue sa directrice générale.
Déclassement social
Avant leur départ, les migrantes étaient enseignantes, coiffeuses, commerçantes, artistes, chercheuses… Installées en France, elles survivent cahin-caha, occupant, pour les plus chanceuses, des emplois précaires. Et lorsqu’elles ont la possibilité de travailler, elles sont systématiquement reléguées à des postes inférieurs à leurs qualifications. L’enjeu de l’apprentissage de la langue se pose en particulier. Mais le soutien à l’autonomisation et à l’insertion professionnelle passe aussi par la mise en place de solutions d’accueil du jeune enfant adapté aux besoins et aux ressources des mères. On peut ainsi leur garantir des temps de répit ainsi que la disponibilité de s’engager dans des parcours de formation et d’emploi. Autant demander la lune ! Car, malgré quelques initiatives, qui se font au cas par cas, si peu peuvent en bénéficier. « On est dans une politique d’accueil qui n’est pas du tout adaptée à cette réalité. A ce stade, c’est de la violence politique et vu les choix adoptés récemment par les pouvoirs publics, je suis très inquiet quant à l’accompagnement qui sera réservé aux nouvelles arrivantes. On oublie qu’en les aidant, on prépare aussi les futures générations », avance Maxime Guimberteau.
Dans un monde idéal, il y aurait pour ces exilées davantage de places sécurisées dans les hébergements, et notamment plus de structures non mixtes, des fonds supplémentaires garantissant l’accès à une prise en charge simultanée et précoce des vulnérabilités liées à leur genre. Et dans ce monde idéal, les professionnels de l’action sociale seraient suffisamment outillés pour les accueillir et les accompagner. La réalité est bien différente… « Avec la pression qu’on leur met et le manque de formations pour faire face à la situation de ces femmes, les travailleurs sociaux font ce qu’ils peuvent. Mais pour eux c’est extrêmement difficile », rapporte le centre Primo-Levi. Une certitude : aujourd’hui, en France, il ne fait pas bon être une demandeuse d’asile.
Notes
(1) Voir la note d’information du 27 décembre 2019 relative à la gestion du parc d’hébergement des demandeurs d’asile et des bénéficiaires de la protection internationale.
Droit d’asile : un groupe social des femmes
Dans les politiques publiques, la question des demandeuses d’asile est largement effacée. L’asile représente pourtant aujourd’hui une porte d’entrée importante en France pour les femmes en situation de migration. Mais, parmi elles, un certain nombre ne bénéficie d’aucune condition matérielle d’accueil. « On ne sait pas exactement combien de femmes sont concernées, ce qui dénote le manque d’intérêt sur leurs situations particulières et les violences subies », souligne Laurent Delbos de l’association Forum réfugiés. Certaines conditions ouvrent droit à une mise à l’abri, telles les violences conjugales et la traite humaine. Mieux, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 16 janvier dernier, un nouvel arrêt créant le groupe social des femmes, qui reconnaît un droit d’asile aux victimes de persécutions fondées sur le genre dans leur pays d’origine. « C’est une avancée indéniable, mais c’est encore trop récent pour en connaître les effets concrets », temporise Violaine Husson, responsable des questions de genre à La Cimade.
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