Actualités sociales hebdomadaires - Comment définiriez-vous la pénibilité à laquelle est confronté le secteur social ?
Alexandrine Laizeau : En général, nous appréhendons la question de la pénibilité d’un point de vue physique – ce que je ne remets pas du tout en cause –, mais je trouve très dommageable que la pénibilité émotionnelle soit absente du débat. Si certains métiers du social cumulent les deux types de pénibilité, comme les auxiliaires de vie, tous les travailleurs sociaux ont en commun une charge émotionnelle très forte. Cette charge est, d’une part, de moins en moins reconnue et, d’autre part, de plus en plus forte, car comme pour tous les domaines professionnels, il existe une rationalisation du travail. Le quantitatif est venu supplanter le qualitatif, y compris dans les métiers du social.
A quoi cette charge est-elle due ?
Dans nos métiers, les publics sont presque toujours en difficulté, voire en état de très grande vulnérabilité. Ils nous racontent des vies douloureuses, des événements sordides : la violence conjugale, la fin de vie, le harcèlement… Ces récits, nous les emportons avec nous le soir. Ce n’est pas comme une casquette que l’on retire en partant du travail. C’est ce que désigne le terme de stress « vicariant », qui est proche du stress post-traumatique. Si les travailleurs sociaux ne vivent pas la situation traumatique en elle-même, ils en sont les témoins auditifs. Cet aspect n’est pas pris en compte par les institutions, ni par les employeurs. Au mieux, il est possible d’avoir une analyse de pratiques une fois par mois, mais il n’est pas tenu compte de l’usure que peut occasionner la charge émotionnelle. Beaucoup de professionnels s’arrêtent avant 60 ans et ce n’est pas la pénibilité physique qui entre en jeu.
Que dit ce manque de reconnaissance de la pénibilité émotionnelle de notre société ?
C’est le fruit de la croyance selon laquelle la rationalisation du travail pourrait nous sauver de tout, y compris des vulnérabilités et des risques sociaux quels qu’ils soient. La reconnaissance des institutions envers le travail social est par ailleurs assez faible, et n’a jamais été très forte. J’ai idée que les travailleurs sociaux sont associés à leur public. Quand on estime qu’un chômeur est un fainéant, on ne peut pas avoir une bonne image de l’assistante sociale qui l’accompagne.
Observez-vous une évolution de ce type de pénibilité ?
On assiste aujourd’hui dans le social à un mouvement allant vers des équipes dédiées. Les interventions sont saucissonnées. Chaque professionnel a alors l’impression, comme dit l’une de mes collègues, de vivre dans le film « Un jour sans fin ». On n’expérimente plus que la même chose d’un jour à l’autre. Dans les départements, sont créées des équipes dédiées à l’accompagnement des usagers pour les demandes d’aide financière. Avec de l’autre côté, une équipe s’occupant de l’accompagnement social. C’est un système absurde dans lequel personne ne se retrouve. Nous pourrions croire que le fait de réaliser uniquement du premier accueil est moins lourd, mais nous sommes conduits en réalité à n’accomplir que des tâches administratives et à être frustrés de ne pas pouvoir poursuivre avec l’usager. Inversement, consacrer son temps à un type d’accompagnement social peut être épuisant, car le professionnel rencontre toujours les mêmes problématiques. L’accompagnement sur le long terme n’existe plus. Il en résulte de la souffrance éthique qui participe grandement à la pénibilité, car on ne se dirige pas vers le travail social pour exercer de cette manière. Lorsque j’ai commencé à travailler en polyvalence, ce terme avait du sens. Aujourd’hui, cette notion s’est rabougrie, si bien que nous avons perdu en connaissance. Tout le monde y perd. Les usagers aussi, qui, en miroir, nous témoignent moins de reconnaissance qu’auparavant.
Comment mieux faire valoir ce versant du travail social ?
Dans le secteur social, celui de la santé mentale et dans tous ces métiers connexes, il y a besoin de « gras ». Les travailleurs sociaux nécessitent, pour bien travailler, temps et disponibilité. Il faut disposer d’un espace mental et émotionnel pour être dans la rencontre et l’accompagnement, à défaut, il ne se passe rien. Lorsqu’il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré Catherine Galopin [co-auteure de Engager ses émotions dans la relation d’aide, ndlr], nous avons constaté qu’il était compliqué d’aborder la part émotionnelle engagée dans la relation d’aide. Il s’est produit un resserrement des préoccupations des institutions sur les actes posés et les protocoles. Les professionnels ont suivi. D’abord par obligation en tant que salariés, et puis, nous supposons, par difficulté à faire entendre la part objective des émotions dans leur travail. La raison tient, d’un côté, à un stéréotype de genre et, de l’autre, à la perte du partage collectif autour de cet aspect émotionnel. Les émotions ne sont pas si irrationnelles qu’on pourrait le croire. Il est important d’apprendre à les partager dans le cadre de nos interventions. Nous devons trouver des espaces, même informels, pour échanger. Cela permet d’objectiver cet aspect et de pouvoir ensuite communiquer auprès des cadres, des managers et des institutions pour faire reconnaître justement notre pénibilité au travail.
Dans votre propre pratique, parvenez-vous à mettre en place ces échanges ?
J’ai pris l’habitude de demander à mes collègues comment elles vivent tel acte ou telle législation, et pas seulement comment elles le réalisent ou l’appliquent. Nous évoquons ensuite les valeurs, ce qui nous est imposé, ce qui nous met mal à l’aise. Nous contribuons ainsi à créer un collectif de travail beaucoup plus agréable et à sortir de l’idée qu’il y a de bonnes et de mauvaises émotions. Dans notre secteur, l’émotion est notre matière principale. Il est important de montrer clairement qu’il s’agit d’un outil de travail dont nous devons prendre soin. Nos employeurs devraient y veiller, dans la mesure où ils nous engagent dans des actes émotionnellement très forts. Si aucun travail n’est réalisé, si aucun accompagnement n’est mené, le risque est de s’étioler seul face à un choc émotionnel.