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« La procédure d’expulsion produit pas à pas l’obéissance »

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Camille François

Maître de conférences à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), Camille François est l’auteur de De gré et de force. Comment l’Etat expulse les pauvres (éd. La Découverte, 2023).

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Dans son livre « De gré ou de force. Comment l’Etat expulse les pauvres », le sociologue Camille François décrit la manière dont une longue chaîne d’acteurs contraint les familles endettées à quitter leur logement. Des procédures particulièrement efficaces dans le maintien de l’ordre social malgré l’accroissement de la pauvreté.

Actualités sociales hebdomadaires - Comment les expulsions locatives ont-elles évolué ?

Camille François : Entre 2010 et 2019, le nombre d’interventions de la force publique a crû de 40 %. Mais le nombre de recours judiciaires intentés par les propriétaires a, lui, très peu augmenté. Si le nombre d’expulsions croît, ce n’est donc pas parce que les dettes ou les recours augmentent, mais parce que l’Etat expulse davantage. Lorsqu’un propriétaire sollicite le concours de la force publique, l’Etat dispose de deux mois pour procéder à l’expulsion. Passé ce délai, il doit indemniser les propriétaires du surplus de dette que vont contracter les familles. Ce qui représentait un budget de 30 millions d’euros en 2013, que l’Etat a voulu réduire en délogeant davantage. Un calcul absurde puisque les dépenses liées au relogement s’avèrent beaucoup plus importantes.

Pourquoi vous être intéressé aux « petites mains » de l’Etat ?

Me focaliser sur les agents de l’Etat m’a permis de reconstruire de manière statistique les inégalités de trajectoire des ménages. Mon enquête, à la fois quantitative et ethnographique, s’intéresse à la chaîne de l’expulsion. Elle débute dans les services de recouvrement des dettes de loyers d’un bailleur social et se poursuit au tribunal. J’ai collecté 795 décisions de justice, articulées avec des observations d’audiences et des entretiens avec des magistrats pour comprendre quels critères influencent les jugements. J’ai ensuite frappé à la porte du bureau des expulsions de la préfecture pour retrouver les familles dont j’avais pu analyser le jugement. Il ressort que 30 % des ménages sont, in fine, expulsés par la police. Le recours à la force publique n’est donc pas la seule manière de contraindre les familles à quitter leur logement. D’où l’intérêt de substituer le terme de « délogement » à celui d’« expulsion » pour intégrer l’ensemble des modalités, directes ou non. L’autre vertu de mon enquête est de montrer les inégalités de traitement par les institutions.

Certains s’en sortent-ils mieux que d’autres ?

Les petites différences sociales peuvent prendre une importance décisive aux yeux des institutions. De manière intuitive, les ménages avec un plus faible montant de dettes, en emploi et avec des enfants, ont de meilleures chances de garder leur logement. Mais d’autres variables, ethnoraciales notamment, influencent les acteurs. Ainsi, lors du premier examen du dossier, les agents de la préfecture autorisent davantage le concours de la force publique à l’encontre des familles originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne que pour celles identifiées comme blanches. Si les premières sont expulsées plus rapidement, c’est parce qu’elles font, en amont de la décision, l’objet de discriminations sur le marché du travail et du logement. On retrouve ces inégalités de traitement en justice : toutes choses égales par ailleurs, les ménages n’ont pas la même probabilité d’être expulsés en fonction du juge en charge de leur affaire. Cette hétérogénéité des décisions judiciaires renvoie alors à des différences de trajectoires sociales et professionnelles des magistrats.

La justice d’expulsion est-elle une justice de classe ?

La justice d’expulsion permet à des propriétaires de récupérer leur capital immobilier et de le remettre en circulation. Elle reproduit les inégalités de patrimoine entre ceux qui possèdent et ceux qui versent des loyers. En ce sens, c’est une justice de classe. Mais elle n’est pas monolithique. Au contraire, elle s’accompagne de fortes divergences dans la manière d’interpréter la loi. Et il n’existe pas de collusion d’intérêts ou de connivence de classe entre les juges et les propriétaires.

Existe-t-il un genre de l’expulsion ?

Des services de recouvrement jusqu’à la police, l’administration du délogement est très féminisée. C’est pour cette raison que les agentes de l’Etat font peser la charge mentale sur les femmes. Elles s’identifient au rôle de mère et au motif de cette obligation maternelle, s’autorisent à ordonner aux familles endettées, et surtout aux femmes, une meilleure gestion du budget.

Pourquoi y a-t-il peu de résistance à l’intervention de la police ?

La procédure d’expulsion convoque nombre d’institutions sur une longue période. Cette temporalité remplit une fonction sociale majeure : celle de produire, pas à pas, l’obéissance ou la résignation du ménage à quitter pacifiquement les lieux. Le deuxième mécanisme, c’est la collégialité des décisions. Les acteurs non régaliens, travailleurs sociaux ou élus locaux, présents dans les commissions, intériorisent peu à peu les logiques et les intérêts de l’Etat. Ils se laissent gagner par des considérations liées à l’ordre public ou à la gestion des finances publiques, légitimant, à leur corps défendant l’autorisation du concours de la force publique.

La prévention des expulsions est-elle efficace ?

Oui, quand on lui donne des moyens. Elle repose principalement sur deux piliers. Le fonds de solidarité pour le logement, d’une part, qui permet d’octroyer des aides sous conditions de ressources et de reprise préalable du paiement du loyer. Les enquêtes sociales d’autre part, menées entre l’assignation en justice et l’audience, pour évaluer les possibilités de remboursement des familles. Ces politiques ont un effet protecteur. Lorsque les familles ont fait l’objet d’une enquête sociale, les juges prononcent l’expulsion dans un cas sur trois contre un cas sur deux en moyenne. L’enquête sociale – qui ne concerne que 20 % des familles – favorise l’obtention de délais de paiement, améliore la connaissance des règles du jeu judiciaire et apporte une forme de caution morale à la parole des ménages.

Que recommandez-vous ?

De renforcer d’abord ces politiques de prévention. Mais aussi de rééquilibrer l’état des forces entre propriétaires et locataires. Par exemple, en permettant un meilleur accès à une défense en justice – moins de 5 % des locataires ont recours à un avocat contre 80 % des bailleurs. Ou encore en allégeant et inversant le régime de la preuve en matière d’insalubrité, plutôt défavorable au locataire. Il faut aussi intervenir sur le cycle du capital immobilier. L’augmentation des dettes est avant tout liée à une déconnexion entre les loyers et les revenus des plus modestes. Cela passe par un dispositif d’encadrement des loyers qui annulerait une partie des augmentations des années précédentes.

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