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Prévention spécialisée : « L’espace virtuel, comme la rue, doit être un espace d’éducation »

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Joëlle Bordet

Joëlle Bordet, psychosociologue, co-auteure avec Philippe Gutton du livre "Adolescence et idéal démocratique. Accueillir les jeunes des quartiers populaires" (édition In Press, 2014)

Crédit photo DR
Depuis 2020, les associations de prévention spécialisée Jeunesse Feu vert et ARC-EA mènent une démarche de mutualisation des pratiques pour mieux saisir les impacts du numérique sur le travail de rue. La psychosociologue Joëlle Bordet, pilote du projet, dévoile les premiers éléments de ces travaux, qui devraient faire l’objet de recherches plus approfondies.

Actualités sociales hebdomadaires - Vous avez piloté une démarche de mutualisation des pratiques sur le numérique en prévention spécialisée. De quoi s’agit-il ?

Joëlle Bordet : L’initiative est née en 2020 après des échanges entre les associations Arc-EA, dont je suis administratrice, et Jeunesse Feu vert. Sur les deux structures, 82 éducateurs ont été écoutés lors d’entretiens qui portaient sur leurs pratiques dans le champ numérique, en différenciant deux types d’interventions : celles sur les réseaux sociaux et celles dues à la fracture numérique. Que signifie être dans la rue et sur un réseau social ? Quels problèmes éthiques le numérique pose-t-il ? Quelles conséquences sur la respon­sabilité de l’employeur ? Quelle évolution des métiers ? Ces entretiens ont été analysés et classés, et 86 situations significatives ont été décrites. Le travail a été présenté au Comité de la prévention spécialisée de Paris (CPSP), qui s’implique pour la suite des travaux. Et lors d’une réunion, le 17 février, avec la caisse d’allocations familiales (CAF) et la direction des solidarités (DSOL) de la Ville de Paris. J’aimerais poursuivre des travaux de recherche sur le sujet. J’ai notamment proposé une lecture pluridisciplinaire du rapport, une journée d’étude avec les éducateurs et une recherche-action pour mieux comprendre le lien entre travail de rue et présence sur les réseaux sociaux.

En quoi la fracture numérique impacte-t-elle le travail de rue ?

A tout vouloir dématérialiser, les familles voient leur accès aux droits fragilisé. Certaines se marginalisent. Et cela renforce l’orientation vers l’économie parallèle pour certains jeunes ou vers le travail ubérisé pour d’autres. Cette domination d’une application numérique rend difficile, en particulier, le rapport des jeunes garçons à la notion de métier et à la fausse liberté qu’elle entretient. Ils se racontent qu’ils sont leur propre patron, ce qui est complètement faux… La fracture numérique impacte le travail des éducateurs, qui passent du temps, parfois avec leur équipement personnel, à remplir des dossiers de Parcoursup, de logement ou encore de sécurité sociale. De manière générale, on constate un déplacement des métiers : ce qui devrait être fait par des médiateurs numériques est réalisé par des agents de médiathèque, de mission locale, etc. Les éducateurs sont un couteau suisse. On leur demande de réaliser le premier contact avec les familles, l’insertion sociale et professionnelle, l’accompagnement au numérique… Le travail du milieu ouvert s’étant restreint, tout revient aux éducateurs. Aujourd’hui, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) n’a presque plus de contact avec le milieu ouvert. Elle rencontre les jeunes dans le milieu judiciaire. En s’affranchissant d’une présence interdisciplinaire, on est en train de perdre le contact direct avec les familles pauvres. Et ce sont les éducateurs qui gèrent le lien avec les familles, les rendez-vous, les parcours de vie. Au lieu de soutenir la prévention spécialisée dans sa posture initiale d’accompagnement éducatif global, on lui demande de régler au coup par coup des difficultés d’insertion sociale.

Quels rapports les jeunes entretiennent-ils avec les réseaux sociaux ?

Les réseaux sociaux mettent les personnes en lien, du local à l’international – encore plus pour celles issues de l’immigration. Ils facilitent leur accès au monde. L’espace national, perçu avec défiance par ces personnes soupçonnées de ne pas être françaises, a moins d’intérêt en lui-même. Par ailleurs, les réseaux sociaux les submergent d’informations, avec des influenceurs qui agissent de manière puissante sur leurs représentations. Les éducateurs, de leur côté, sont en permanence soumis à des situations sidérantes. Que dire lorsque, au milieu d’un groupe, émerge l’expression d’un jeune ayant visionné une vidéo de décapitation de Daech ? Face à ces situations, il ne suffit pas de proposer une médiation numérique pour faire éducation. Mais bien de créer des usages numériques, de les utiliser comme des outils d’éducation et de montrer que le numérique est autre chose que le seul influenceur sur TikTok. L’espace virtuel, comme la rue, doit être un espace d’éducation, même si les deux stratégies sont très différentes. Avec la rue, on construit sa présence, avec un temps d’apprivoisement. Sur les réseaux sociaux, les situations sont immédiates. L’espace virtuel n’est pas celui de la rue. Et c’est cette idée que nous pouvons mettre à l’étude.

Le numérique bouscule-t-il l’éthique des éducateurs ?

Les éducateurs ont toujours travaillé dans des situations délicates. Sauf que le numérique transforme les temporalités. Imaginons des jeunes femmes dans un hôtel qui s’exposent à un danger. Elles peuvent poster des photos sur les réseaux sociaux et dire : « Regarde où on était hier ! » Comment l’éducateur doit-il se situer par rapport à des événements qui se sont déroulés hier mais qui ont des effets aujourd’hui ? Il est rattrapé par des faits sur lesquels il ne peut pas intervenir, n’y ayant pas assisté, mais qui pourtant vont influencer son travail avec les jeunes et susciter un effet de sidération. Comment recréer un cadre de référence, travailler sur le position­nement ? Les jeunes invitent parfois les éducateurs à participer, à distance, à des jeux vidéo. Doivent-ils être présents ou non ? Pendant les confinements, certains ont été invités à arbitrer des jeunes qui faisaient des pompes chez eux, pénétrant ainsi dans l’intimité de leur salon. L’évolution de ce rapport entre le privé et le public constitue un enjeu du travail autour de l’éthique.

En quoi ces évolutions impactent-elles aussi la responsabilité de l’employeur ?

La prévention est un chantier permanent. Les cadres évoluent en fonction des pratiques : par exemple, les horaires de travail ou le territoire entre les sphères privée et publique, mais aussi la question du danger et de la temporalité du recours. Et l’employeur ne peut pas nier ces évolutions. Le numérique est l’affaire de tous les membres de la structure, qui doivent en parler en équipe. Il fait de plus en plus partie du travail de suivi des jeunes. L’appréhender autrement que sous un aspect dangereux suppose une culture collective au sein de l’entité.

Les éducateurs sont-ils armés face à ces bouleversements ?

Ils sont en première ligne des changements qui impactent la vie des habitants. Et ils s’arment au fur et à mesure. Comme lorsque d’autres phénomènes – le chômage ou la drogue – sont arrivés dans les quartiers. Le numérique ouvre d’autres espaces de socialisation. Il devient le lieu de l’agir collectif, et non pas de l’imaginaire. Il crée des groupes de pairs – malheureusement rattrapés par les influenceurs – à distance des adultes, dont la puissance éducative accuse du retard. Pourtant, dès que des adultes se mettent en lien de façon intelligente avec les jeunes, ces derniers ne les refusent pas sur les réseaux sociaux et viennent même les chercher, sans être hermétiques à leur présence. D’où l’enjeu de comprendre l’histoire de ces jeunes et ce qu’ils disent. En ce sens, il est essentiel d’avoir des adultes tiers, au contact, et non pas seulement des agents d’insertion, des policiers ou des enseignants.

Comment la rue change-t-elle, elle aussi ?

Les jeunes en sont de plus en plus chassés. La vidéosurveillance permet aujourd’hui d’appliquer des amendes forfaitaires délictuelles pour absence du port de casque, crachats ou encore stationnement illicite dans les halls, ainsi que des contrôles d’identité au faciès. C’est un réel problème : certaines familles ont des milliers d’euros d’amendes impayées sur le dos. Que la justice peut récupérer à la source, sur le salaire. C’est un encouragement à tourner le dos au travail légal. Dans certains quartiers d’Ile-de-France, le travail de rue a évolué en fonction de la présence policière. A Grigny (Essonne), les familles et les éducateurs ont développé une stratégie de mise à distance des interventions policières. Alors que les enjeux éducatifs sont massifs, on laisse le sécuritaire prendre le pas : des situations dramatiques sont relevées, avec nombre d’enfants déscolarisés. Quand l’action menée devient très sécuritaire, la médiation pour réinsérer dans le droit commun s’avère difficile.

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