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« Le travail social doit protéger et valoriser »

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Serge Paugam

Directeur de recherche au CNRS et du centre Maurice-Halbwachs (CNRS-EHESS), Serge Paugam est l’auteur de L’attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaine (éd. du Seuil, 2023).

Crédit photo Astrid di Crollalanza
Au terme d’une étude menée dans une trentaine de pays, le sociologue Serge Paugam interroge les interactions sociales sous le prisme de l’« attachement ». Il analyse les raisons qui conduisent à des ruptures de liens entre individus et leurs conséquences dans la précarisation des sociétés.

Actualités sociales hebdomadaires - Quelle différence faites-vous entre solidarité et attachement social ?

Serge Paugam : La notion de « solidarité » est souvent utilisée pour désigner un modèle social ou pour décrire des actions menées en direction de publics que l’on considère en difficulté. On s’y réfère également pour susciter l’engagement dans des associations ou mener des luttes sociales. Elle correspond enfin à des qualités morales que l’on valorise comme une vertu aussi bien individuelle que collective. Cette polysémie rend son usage délicat. La notion d’« attachement social » peut plus facilement se définir d’un point de vue sociologique. Elle correspond au processus d’entrecroisement de plusieurs types de liens sociaux. J’en distingue quatre : le lien de filiation, qui désigne les relations entre parents et enfants ; le lien de participation élective, qui renvoie aux relations choisies par l’individu sur un mode affinitaire (amis, pairs…) ; le lien de participation organique, qui se constitue entre acteurs du monde professionnel ; et le lien de citoyenneté, qui relève des rapports fondés sur le principe d’égalité entre membres d’une même communauté politique. Chaque cas a pour fondement la protection (compter « sur ») et la reconnaissance (compter « pour »). L’attachement permet d’analyser comment ces quatre types de liens s’entrecroisent.

Un entrecroisement inégal, selon vous. Pourquoi ?

Force est de constater que ces liens ne sont pas d’ampleur et d’intensité égales pour tous les êtres humains. Ils sont forts pour certains et fragiles pour d’autres. Les inégalités se constituent tout au long du processus de socialisation. La probabilité de connaître une expérience de rupture de ces liens varie fortement d’un groupe à l’autre. J’ai ainsi pu vérifier que la probabilité de connaître des ruptures cumulatives de liens sociaux est beaucoup plus forte pour les ouvriers que pour les autres couches de la population. Le risque de rupture diminue progressivement au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale.

Comment expliquer ces ruptures et leurs conséquences ?

En France, ces dernières années, le lien de participation organique a été profondément affecté par la crise de la société salariale, qui s’est traduite par un affaiblissement des protections dans le monde du travail. Le risque élevé de connaître le chômage et des expériences prolongées de précarité s’est considérablement accru pour des franges nombreuses de la population. Par ailleurs, du fait de l’intensification du travail, de l’essoufflement des collectifs et de la mise en place de nouvelles politiques de management, de nombreux salariés ont connu des difficultés accrues pour se valoriser et se sentir vraiment reconnus dans leur activité professionnelle. La probabilité d’avoir un travail valorisant, par lequel on peut exprimer ce que l’on est véritablement, et d’y trouver un réel épanouissement personnel est extrêmement inégale selon le niveau de qualification et selon les entreprises. Un lien de participation organique fragilisé ou brisé entraîne un risque sur les autres types de liens. La probabilité est plus forte de connaître une vie familiale tendue, avec un risque élevé de séparation et de divorce, lorsqu’on connaît une expérience du chômage prolongée. Des situations instables dans le monde du travail se paient également en termes de relations d’amitié, parce qu’on a moins de moyens pour avoir une vie sociale et associative pleine et entière. Ce processus de disqualification dans le monde du travail a des effets aussi sur la sphère de la citoyenneté, se traduisant par une moindre confiance dans les institutions.

Quel rôle le travail social peut-il jouer face à cette dislocation des liens ?

Puisque chaque type de liens a pour fondement la protection et la reconnaissance, prévenir la rupture des liens ou y remédier revient à intervenir auprès des personnes qui en font l’expérience pour mieux les protéger et leur apporter des signes de reconnaissance et de valorisation. Il me semble toutefois que, face à la pauvreté et à la précarité des individus et des familles, le travail social a souvent tendance à privilégier la protection au détriment de la reconnaissance. Or, lorsqu’une personne est prise en charge au titre de ses difficultés ou handicaps, elle est protégée mais aussi infériorisée, voire stigmatisée, du fait même de cette relation d’aide asymétrique parfois exercée de façon culpabilisante. Lorsque le lien apporte de la protection sans reconnaissance, il devient oppressant, il enferme l’individu dans une représentation peu valorisante de lui-même. Le travail social doit à la fois apporter de la protection aux personnes qui en ont peu, mais aussi et surtout les aider à retrouver confiance en elles et à se sentir utiles aux autres et à la société.

Vous avez comparé les régimes d’une trentaine de pays. Quelle est la spécificité de la France ?

Il ressort de l’analyse comparative que les pays n’accordent pas la même importance à chacun des liens sociaux. En France, celui qui domine est incontestablement le lien de participation organique. On peut le mesurer à l’échelle nationale par la proportion des emplois couverts par des conventions collectives. Cet indicateur traduit la force de la régulation du marché du travail et des luttes sociales menées pour renforcer le droit du travail. En France, ce type de liens est renforcé par la centralisation et l’intervention directe de l’Etat pour assurer la complémentarité entre les différents groupes professionnels et la régulation de la vie sociale. Les Français sont attachés à fois à cette protection qui passe par leurs groupes professionnels et à leur modèle social. Comme on le constate actuellement à propos de la réforme des retraites, ils se mobilisent fortement lorsqu’ils estiment que le gouvernement intervient de façon autoritaire.

Comment cela se passe-t-il ailleurs ?

Il existe plusieurs types de régimes d’attachement social. Le régime « familialiste » est défini par la prééminence du lien de filiation et de la morale domestique ; le régime « volontariste », par la supériorité du lien de participation élective et de la morale associative ; le régime « organiciste », par la prépondérance du lien de participation organique et de la morale professionnelle ; et le régime « universaliste », par la primauté du lien de citoyenneté et de la morale civique. Le régime familialiste est très fort dans les sociétés méditerranéennes, mais aussi en Amérique du Sud ou, de façon plus inattendue, au Japon. Les Etats-Unis sont proches du régime volontariste et les pays nordiques, les plus emblématiques du régime d’attachement universaliste. Il faut toutefois se garder de voir dans ces régimes une succession d’étapes de la solidarité, un peu comme on a pu parler d’étapes de la croissance économique. Il s’agit en réalité d’évolutions contrastées, sous l’influence d’une pluralité de facteurs historiques, et en cela nullement intégrables dans un schéma déterministe.

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