Recevoir la newsletter

Grands ensembles : « La politique de la ville a créé des isolats »

Article réservé aux abonnés

Thibault Tellier

Professeur des universités à Sciences Po Rennes, Thibault Tellier est l’auteur de Humaniser le béton. Les origines de la politique de la ville en France (1969-1983) (éd. L’Harmattan, 2022).

Crédit photo DR
L'historien Thibault Tellier souligne comment l’Etat, conscient très tôt des limites du modèle des grands ensembles, a réorienté sa politique urbaine. Jusqu’aux années 1990, il a cherché à mieux prendre en compte les problématiques sociales, avant de consacrer une approche matérielle de la politique de la ville.

Actualités sociales hebdomadaires - Comment les grands ensembles se sont-ils développés ?

Thibault Tellier : Après la Seconde Guerre mondiale, la France a connu un fort déficit de logements. Pour trois raisons : les destructions de guerre, la croissance démographique due au baby-boom et le fait qu’on n’a jamais construit en rapport avec la demande. Pour la résorber, une politique urbaine, sociale, a été élaborée à partir des années 1948-1949. L’idée était d’accompagner le relèvement de la société, y compris pour les classes ouvrières et moyennes. L’Etat, qui soutenait jusqu’alors la construction en impulsant les capitaux privés, a financé le logement social, jouant un véritable rôle de protection. De 1955 à 1965, l’effort de construction a été important. Alors que moins de 100 000 logements sociaux avaient été construits en 1948, pas loin de 300 000 seront bâtis annuellement entre 1962 et 1965.

À partir de quelle période prend-on conscience des limites du modèle ?

De 1955 à 1965, on a beaucoup construit, mais en oubliant le cadre de vie. Il fallait faire vite et, si possible, pas cher. Mais tout en le faisant, la conviction a grandi que des problèmes risquaient de se poser : en 1957, le commissaire à la construction et à l’urbanisme de la région parisienne, Pierre Sudreau, qui deviendra ministre de la Reconstruction en 1958, mit en place une commission de réflexion sur la vie sociale. Il estimait qu’en bâtissant des formes urbaines que l’on ne connaît pas, on s’expose à de grosses difficultés. Cela s’est fait malgré tout en raison du besoin de logements. Et la forme collective a été choisie, alors qu’on s’en était toujours méfié pour éviter la promiscuité. Avant même les difficultés, des campagnes de presse violentes ont émergé : on a parlé de « sarcellite » ; des journalistes venaient à Sarcelles comme ils seraient allés en safari observer des animaux. Le Figaro évoquait un « univers concentrationnaire ». Plus largement, il est question du rapport du centre envers sa périphérie, qui a toujours fait peur. Très vite aussi, l’Etat s’est rendu compte des malfaçons. A l’époque, le ministère avait pour habitude de revoir à la baisse les devis établis par les entrepreneurs, qui compensaient en rognant sur la qualité. Ces fameux grands ensembles, par ailleurs, n’étaient pas conçus, dans l’esprit des pouvoirs publics, pour durer. Ils auraient dû disparaître au bout de trente ans, une fois amortis.

Comment la population de ces espaces urbains a-t-elle évolué ?

A une époque où l’habitat des plus modestes était souvent insalubre, ces grands ensembles avaient pour but de permettre à des jeunes couples d’épargner et de s’installer plus tard dans des logements pavillonnaires. On a ainsi incité les premières familles à les quitter grâce à une politique d’accession sociale à la propriété, à une période où les taux d’emprunt étaient relativement bas. Les récalcitrants se sont vu appliquer un surloyer. Les logements vacants ont alors permis à une population immigrée de quitter les bidonvilles. A La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, les premiers locataires sont partis très vite, le taux de vacance atteignant à un moment 40 à 50 %. Les bailleurs ont fait pression pour l’arrivée de nouvelles familles. Cette politique a bien fonctionné au début. Mais elle a fini par créer une homogénéisation de la population par le bas, alors qu’il aurait fallu plus de mixité sociale.

Quand et pourquoi le modèle a-t-il grippé ?

A partir de 1974, la crise économique a sabré les finances de l’Etat et de ces populations modestes. Certains grands ensembles ont été construits pour loger les ouvriers de l’usine voisine, lesquels ont été les premiers licenciés au moment de la crise. Cette hausse du chômage est intervenue à un moment où les équipements sociaux n’étaient pas encore arrivés, où les familles se sont agrandies, avec des enfants plus âgés qui ont continué à vivre dans des passoires sonores et thermiques, transformant l’ensemble en poudrière sociale. S’est ajouté à cette crise l’impensé migratoire, à une période de montée du racisme. Avec la politique de regroupement familial, les populations immigrées se sont sédentarisées. Les grands ensembles les ont accueillies, là où une politique de ventilation sur le territoire aurait dû intervenir. Mais le fond du problème est structurel. Il est lié à l’aménagement du territoire : doit-il y avoir une zone de concentration urbaine ici et de sous-concentration ailleurs ? Selon moi, la politique de la ville a créé des isolats.

Quel était l’objectif de la procédure « Habitat et vie sociale » (HVS) ?

Cette procédure a été inventée en 1972 par Robert Lion, directeur de la construction au ministère de l’Equipement de 1969 à 1974. Il s’inquiétait du malaise naissant dans les civilisations urbaines et des phénomènes de ghettos aux Etats-Unis, craignant une « ghettoïsation à la française ». En 1969, il adresse une note à Albin Chalandon, ministre de l’Equipement et du Logement, dans laquelle il fait part d’un risque de dérapage. HVS a initié une politique de participation sociale, avec la création de clubs où se croisaient élus et habitants. C’était assez novateur, et la conviction était que les moyens alloués résoudraient les difficultés.

HVS a-t-il signé les prémices de la politique de la ville ?

On voit les lignes de continuité entre HVS et la commission nationale pour le développement social des quartiers (CNDSQ), créée en 1981. HVS a invité à trouver la solution au plus près du terrain. Et a commencé à transformer les modes d’action publique. On a créé des dossiers d’instruction avec les villes, qui sont devenues partenaires. La procédure a fait prendre conscience des enjeux urbanistiques aux ministères sociaux et des enjeux sociaux au ministère de la Construction. En 1981, la CNDSQ présentait deux intérêts : développer une nouvelle politique sociale et déconcentrer les moyens. Les maires ont pris la main en matière de rénovation urbaine et les habitants ont été au cœur de la démarche. La politique n’a pas été radicalement modifiée, mais on a démocratisé les procédures. Début 1990, l’idée est que beaucoup d’argent a été dépensé pour des résultats modestes, et l’option sociale prise est mise en question. L’idée de rénover le cadre bâti s’est imposée, consacrée par la loi « Borloo » de 2003.

En quoi cette histoire éclaire-t-elle les enjeux d’aujourd’hui ?

Par cet ouvrage, je voulais rappeler aux opérateurs l’ambition politique d’hier. L’Etat s’est détourné de ces quartiers d’un point de vue non pas financier mais politique. Aujourd’hui, la politique de la ville est à l’arrêt. L’Etat n’a pas de doctrine et les villes attendent une orientation générale. Pour paraphraser le président, on a mis un « pognon de dingue » sans aucun résultat. Alors que près de 10 millions de personnes vivent en logement social, un réinvestissement national qui déborde le cadre de la politique de la ville est nécessaire. Des balcons en or massif ne servent à rien si le gamin est toujours en échec scolaire.

Entretien

Insertion

Société

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur