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PJJ : la cuisine comme outil d'insertion

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Ludovic Allano, cuisinier, et Naima El Maazouzi, qui assure le service en salle

Crédit photo Jean-Michel Delage
Voici quelques mois, à Vannes, la Sauvegarde 56 a ouvert un restaurant pédagogique et solidaire dans le cadre de son dispositif dynamique d’insertion. Fruit d’une coopération entre l’association, la protection judiciaire de la jeunesse, la région Bretagne et le conseil départemental du Morbihan, il offre un espace de remobilisation aux jeunes de 16 à 18 ans en situation de fragilité.

Colombo de poulet et flan coco pour seulement 12 €. Ça sent bon les épices et les Antilles, ce midi, au restaurant Flagrant Délice de Vannes, dans le Morbihan. Assis autour d’une seule et grande table, une douzaine de convives s’apprêtent à embarquer pour ce voyage culinaire. Ils sont tous magistrats du tribunal judiciaire de Vannes, qui se réunissent à l’occasion de leur traditionnel repas annuel. Et, cette année, le choix du lieu ne doit rien au hasard.

Ouvert depuis le mois de mai, le Flagrant Délice n’est pas un restaurant comme les autres. Pédagogique et solidaire, il s’inscrit dans le cadre d’un dispositif dynamique d’insertion pour des jeunes de 16 à 18 ans en situation de rupture scolaire, placés sous main de justice ou faisant l’objet d’une mesure d’aide sociale à l’enfance. Le projet est le fruit d’une coopération entre la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), la région Bretagne, le conseil départemental du Morbihan et l’association d’action sociale Sauvegarde 56. « La modernité de ce dispositif baptisé 3D, c’est cette pluralité institutionnelle. On aimerait aller plus loin et y faire entrer un jour l’ARS [agence régionale de santé] pour les mineurs en situation de handicap », affirme Jean-Michel Guillo, directeur de la Sauvegarde 56.

Provoquer la rencontre

Chargés aujourd’hui du service en salle, Ewen Guenegaud, 16 ans, et Naima El Maazouzi, 17 ans, ont enfilé une marinière et leur beau tablier cousu main. Marc Libeau, leur éducateur technique, est présent pour les épauler. Discrète mais efficace, Naima prend la commande des boissons. En cuisine, l’équipe est prête à envoyer les plats. Ewen s’empare d’un torchon pour porter l’assiette brûlante. Depuis son arrivée au restaurant pédagogique il y a trois mois, le jeune homme a acquis certains réflexes. Même s’il ne laisse rien paraître, il est un peu troublé ce midi. Il vient de reconnaître deux juges des enfants qui sont intervenus pour son placement en famille d’accueil en février 2021. La fin du repas se profile. Les magistrats passent à la caisse, disciplinés, un par un. « En venant ici, nous souhaitions soutenir cette initiative intéressante. Si la justice condamne, on oublie trop souvent qu’elle a aussi un rôle de prévention », explique le président du tribunal, Pierre-Olivier Danino. Les derniers clients ont quitté le restaurant. Naima et Ewen ne tardent pas à débarrasser. L’adolescent en profite pour récupérer les petits chocolats qui n’ont pas trouvé preneurs avec le café. « Tu crois que je ne t’ai pas vu ? », le taquine Marc Libeau. L’ambiance est bon enfant. « Je félicite toujours les jeunes après le service, explique l’éducateur. Je les remercie aussi. Mon but, c’est de les faire revenir le lendemain… »

Si la présence n’est pas facultative, elle ne va pas toujours de soi pour ces jeunes au parcours chaotique. Ce matin, 8 sur 12 ont répondu à l’appel. Un score honorable. « L’absentéisme est une problématique, reconnaît Jean-Michel Guillo. Mais cela va beaucoup mieux depuis que nous avons ouvert le restaurant au début de l’année. L’un des jeunes présents ce matin a fugué de sa famille d’accueil, mais il est malgré tout ici avec nous. C’est assez révélateur de ce que représente ce lieu pour lui. » Le dispositif a été créé en 2011 à l’initiative de la PJJ. En tant que porteur du projet, la Sauvegarde 56 bénéficie d’une habilitation de la région Bretagne pour 20 parcours de formation de 600 heures (soit environ six mois). Ceux-ci comportent à la fois des heures de pratiques et d’autres plus théoriques. « Pour la mise en situation pratique, on avait autrefois l’habitude de valoriser ces heures grâce à des stages en entreprise, des actions de bénévolat. On avait aussi créé un atelier cuisine sous la forme d’une petite crêperie qui n’ouvrait qu’un jour par semaine et n’était fréquentée que par nos partenaires », explique Anita Guheneuf, cheffe de service. Les années passant, il est devenu de plus en plus difficile de trouver des stages. « Pour les employeurs, accueillir des mineurs n’est pas aisé. Un jeune peut se réveiller un matin mais pas le lendemain. Ils n’ont pas tous les codes du monde de l’entreprise. Certains ont du mal avec le fait d’avoir un patron », ajoute Anita Guheneuf.

Le nouveau restaurant pallie ces difficultés. En découvrant ce lieu, un ancien self-service mis en vente sur le port, en plein centre-ville de Vannes, l’équipe a tout de suite su que c’était l’occasion rêvée d’évoluer en développant l’aspect restauration. Une façon également de sortir de la clandestinité, de s’ouvrir au monde extérieur. En effet, le dispositif était jusqu’alors hébergé dans les locaux de la PJJ, dans le quartier de Ménimur. Bien loin du cœur de ville. Entrepreneurs, lycéens, enseignants… Ils sont nombreux, dé­sormais, à pousser la porte du Flagrant délice pour goûter aux petits plats faits maison. « C’est quand même quelque chose de ramener ce genre de lieu d’insertion en plein centre, souligne Jean-Michel Guillo. Grâce à la mixité des clients, on provoque la rencontre, ce qui contribue à changer les représentations, non seulement du côté des jeunes mais aussi de celui du public. » Ce déménagement de la structure est donc loin d’être anodin. « Pour certains jeunes qui viennent des quartiers, se rendre sur le port n’est pas rien. Chez eux, ils sont à l’aise et ont la réputation d’être des costauds. Mais ils n’osent pas s’aventurer intra-muros. On s’est rendu compte qu’ils maîtrisent mal les transports en commun. » Or, pour trouver des stages, il est important qu’ils développent leur mobilité. « Ce n’est d’ailleurs pas seulement une question de moyens. On sait que les freins sont aussi dans la tête. Ici, la mer est à seulement cinq ou six kilomètres, mais certains n’y sont jamais allés », ajoute Anita Guheneuf.

Dès le début, les jeunes ont été associés à la construction du projet. Ils ont même participé aux travaux d’aménagement et de décoration. Afin de se faire une idée de ce à quoi cela pourrait ressembler, ils sont aussi allés visiter le restaurant d’application de la PJJ à Rennes, même si « celui-ci ne fonctionne pas sur le même principe que nous », insiste la cheffe de service. La principale différence tient au fait que le Flagrant Délice ne délivre in fine aucune qualification. « Nous ne cherchons pas à certifier mais à remobiliser. La cuisine est un support comme un autre pour y parvenir », explique-t-elle. Au Flagrant Délice, on apprend donc en priorité à mettre ses chaussures de sécurité, à arriver à l’heure, à respecter le cadre, à travailler proprement, à ranger derrière soi. Des compétences qui serviront aux jeunes dans d’autres métiers. Si quelques mineurs se découvrent un talent derrière les fourneaux, d’autres ne s’investissent qu’à moitié, selon leurs envies et leur humeur.

Gérer les imprévus

Ce midi, deux jeunes sont chargés de préparer un buffet commandé par un client. Leur mission : confectionner des petits blinis de sarrasin avec de l’andouille nappée de crème fromagère. Une tâche a priori simple, mais qui semble leur répugner et pour laquelle ils se disputent le droit de passer leur tour. « On a des jeunes archi-doués et d’autres qui ne travaillent que dix minutes, confirme Núria Collado, 42 ans, l’une des éducatrices techniques. Avec sa double casquette de travailleuse sociale et de formatrice titulaire d’un CAP cuisine, elle doit à la fois être à l’écoute des jeunes tout en respectant les impératifs exigeants de la production. Que les mineurs soient présents, absents, motivés ou non, le restaurant doit être en capacité de servir les clients qui ont réservé. Cet équilibre n’est pas toujours facile à trouver, comme le fait remarquer Ludovic Allano, 53 ans, qui, fort de son expérience à la fois en restauration et auprès d’enfants handicapés, a rejoint le dispositif en septembre dernier. « Nous avons la pression de bien faire. Il faut que tout soit cuit et servi à l’heure. Par moment, c’est dur. On a mal à la tête, avec des clashs, car les jeunes testent nos limites. » L’équipe pluridisciplinaire doit sans cesse s’adapter, apprendre à gérer les imprévus, comme le jour de l’inauguration du restaurant. L’un des jeunes manquait à l’appel. Pour cause, il était en garde à vue… Afin de ne pas mettre en difficulté les éducateurs, il a donc été décidé dès le départ de n’ouvrir le restaurant que trois jours par semaine et de limiter à une vingtaine de couverts.

Une action à pérenniser

Quand ils ne sont pas en cuisine ou en salle, les jeunes travaillent leur projet professionnel avec Alice Desnoes, une autre formatrice. Ils visitent des entreprises et des centres de formation. Ils révisent aussi les matières scolaires, mais de façon détournée. Ce matin, par exemple, Matteo, 18 ans, est chargé de trouver de nouvelles idées de recettes à préparer au restaurant. L’occasion de travailler sur les conversions mathématiques et d’améliorer sa syntaxe lorsqu’il rédige la recette au propre sur une feuille. Son choix s’est porté sur les macaronis à la carbonara. Simple à réaliser et pas cher. « Au départ, la cuisine ne m’attirait pas du tout, mais finalement j’aime bien faire à manger et goûter ce que je prépare. Les clients disent s’ils ont aimé, et ça fait plaisir », confie Matteo. Casquette sur la tête, et sourire aux lèvres, Noa Blond, 18 ans, s’est également découvert un intérêt pour la cuisine. Ballotté de foyer en famille d’accueil, le Breton était déscolarisé avant d’intégrer le dispositif. « Je préfère utiliser mes mains plutôt que de rester assis sur une chaise, explique-t-il. Je déteste l’école, j’aime pas les profs qui me donnent des ordres. Ici, le chef m’en donne, mais il est aussi proche de nous » Incapables de se projeter dans l’avenir, les mineurs accueillis manquent de confiance en eux. « Notre boulot consiste à les valoriser. En sortant d’ici, on veut qu’ils puissent se dire qu’ils sont capables de faire quelque chose », remarque Isabelle Sohier, coordinatrice du dispositif. Les parcours sont très individualisés. « Nous leur fixons des petits objectifs. Pour certains, c’est venir deux fois par semaine, puis trois. » Pour d’autres, c’est apprendre à gérer leur colère ou travailler sur les codes vestimentaires. Ainsi, quelques jeunes ont du mal à abandonner leurs survêtements. Ce qui, normalement, est incompatible avec le service en salle. « Parfois, on est vraiment à des années-lumière d’un comportement adapté au monde du travail », constate Alice Desnoes.

La crise sanitaire a aussi laissé des traces. « Pendant le Covid, ces jeunes sont restés enfermés chez eux. Ils ont aujourd’hui du mal avec les contraintes et les règles », pointe Isabelle Sohier. Alors que le dispositif n’effectue aucune sélection à l’entrée, l’équipe a néanmoins préféré repousser l’arrivée d’une jeune fille qui ne se levait jamais avant 15 h. « On va faire en sorte qu’elle retrouve un rythme de vie un peu plus normal car, sinon, elle risque d’arriver après le départ des clients du restaurant… », glisse Isabelle Sohier, tout en faisant remarquer que son cas est loin d’être isolé. Beaucoup de jeunes sont malheureusement concernés par des problèmes de sommeil. Durant les six mois de prise en charge, chaque petit progrès est encouragé et l’accompagnement, sans cesse ajusté. Des bilans sont réalisés après un mois, quatre mois et juste avant la fin, en présence notamment des parents, des éducateurs et des conseillers de la mission locale. Sur 19 parcours clôturés en 2021, trois jeunes ont rejoint une formation qualifiante et quatre une prestation non qualifiante ; un jeune a décroché un contrat à durée indéterminée, trois ont signé un contrat de professionnalisation ou d’apprentissage, quatre se sont inscrits comme demandeurs d’emploi. « Nous misons beaucoup sur ce dispositif, qui pourrait avoir vocation à être développé dans d’autres départements », affirme Eddie Alexandre, directeur territorial de la PJJ. L’objectif est aujourd’hui de pérenniser cette action expérimentale dans le cadre d’un appel à projets mené avec le conseil départemental.

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