« Un lieu laissant peu d’espoir. A quelques mètres du centre de rétention administrative (CRA) de Marseille, siège une annexe du tribunal judiciaire. Tous les jours, le juge des libertés et de la détention (JDL) y décide du maintien en rétention des étrangers que la préfecture veut éloigner du territoire français. Appelée pudiquement par les pouvoirs publics “éloignement”, l’expulsion occupe une place grandissante dans le parcours migratoire des personnes étrangères qui subissent un contrôle policier de plus en plus coercitif, et des privations de liberté telles que l’assignation à résidence ou l’enfermement en centre de rétention pouvant durer jusqu’à trois mois, sous la surveillance de la police de l’air et des frontières. Cette annexe du tribunal, en bordure d’une voie express menant au port, sous la passerelle autoroutière, est difficile à trouver. Son entrée est continuellement encombrée par des conteneurs poubelles et des déchets de toutes sortes : canapés éventrés, télévisions désossées, aliments périmés… Le public y est très rare, exceptionnellement des amis ou des parents de la personne retenue sont présents. Nous, bénévoles de La Cimade, nous rendons aux audiences dans le but de témoigner du mépris de la dignité et des droits fondamentaux des personnes exilées, réfugiées et migrantes. Depuis 2018, nous avons assisté à plus de 700 cas jugés.
Report sur le tribunal administratif
Sur scène, le juge est accompagné d’un greffier. A charge, le représentant de la préfecture demande le maintien en rétention. Pour la défense, en dehors des rares cas où l’individu dispose de son propre avocat, un avocat de la commission des étrangers du barreau est commis d’office. Il a reçu les dossiers la veille au soir dans le meilleur des cas, et rencontre hâtivement le retenu avant l’audience. Enfin, lorsqu’un interprète est requis, il peut être contacté par téléphone. La conversation est alors inaudible pour le public et à peine intelligible pour les autres présents.
Les audiences sont difficilement compréhensibles pour des Français ne maîtrisant pas la législation complexe sur les libertés individuelles et le droit des étrangers. Il s’agit entre autres d’une justice à deux vitesses. En droit administratif, par exemple, les décisions peuvent être contestées dans un délai de deux mois, c’est ce qu’on appelle “le droit commun”. Mais pour les personnes étrangères, le délai de recours est rapporté à 30 jours, 15 jours, 48 heures ou 24 heures selon les cas. Et celui dont tout le monde parle, l’“étranger” destiné à être expulsé, surveillé par des policiers, pense souvent être entendu quand il explique les raisons pour lesquelles il est venu en France, et voudrait y rester. Or, il n’en est rien. Ses difficultés, la souffrance du voyage, la clandestinité, la pauvreté… n’intéressent pas le juge qui se défausse sur le tribunal administratif, seule juridiction garante de la légalité de l’obligation de quitter ou de revenir sur le territoire français. Le scénario de ces audiences est tellement banal et rodé qu’on cesserait de s’émouvoir de “détails”, comme l’absence du rappel de ses droits à la personne, l’admission du public après le début de l’audience, l’interdiction parmi le public des jeunes enfants du retenu, l’injonction sévère du représentant de la préfecture au retenu de retirer les mains de ses poches, le temps écourté de rencontre entre l’avocat et son client, les apartés humoristiques entre juge, avocat ou représentant de la préfecture…
Comment s’étonner dès lors que la personne étrangère en vienne parfois à s’exclamer : “Je ne vous aime pas !”, “Renvoyez-moi et vous aurez ma mort sur votre conscience !” … Mais le plus souvent, c’est l’incompréhension de la scène qui s’est jouée, la résignation, ou la prostration qui l’emportent. A l’issue de l’audience, la personne étrangère peut cependant être purement et simplement libérée pour un motif de nullité de la procédure. Il en est ainsi lorsque le contrôle d’identité ayant mené à l’interpellation est illégal. Mais peu de juges et d’avocats s’y intéressent. La déloyauté d’une interpellation au guichet de la préfecture, où la personne est convoquée pour l’instruction de son dossier, peut aussi être soulevée par l’avocat et exceptionnellement admise par le juge. Le non-respect du droit à un interprète aux moments clés de la procédure constitue aussi une irrégularité souvent invoquée… sans succès.
Pour s’opposer à la demande de prolongation de la rétention et obtenir une libération, les avocats plaident parfois, et le plus souvent sans succès, le manque de diligence de la préfecture à mettre en œuvre l’expulsion qu’elle a notifiée. L’article L. 741-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Cesada) indique en effet qu’“un étranger ne peut être placé ou maintenu en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ. L’administration exerce toute diligence à cet effet”. Or combien de fois la préfecture tarde-t-elle à saisir ou à relancer les consulats afin qu’ils accordent à leurs ressortissants le laissez-passer nécessaire à leur retour ? A réserver les billets d’avion ?
La rétention prévaut
A l’issue de l’audience, l’assignation à résidence dans l’attente de l’expulsion est devenue exceptionnelle. Alors que depuis la loi de 2016, cette mesure, moins pénalisante pour la personne étrangère, doit être la règle, c’est la rétention qui prévaut. Anticipant la plaidoirie de l’avocat, le juge ou le représentant de la préfecture insiste systématiquement sur l’absence de garantie de représentation de l’étranger (en particulier l’absence de passeport et d’adresse stable et vérifiable) et le risque de fuite qui ne permettraient pas de l’assigner à résidence. La personne qui a parfois un passé judiciaire chargé est qualifié de “menace pour l’ordre public”. “J’ai fait une erreur, j’ai payé !” murmure-t-il. Pour l’ancien détenu, sa nouvelle rétention et son expulsion sont une double peine ! Le juge rappelle souvent que sa marge de manœuvre est limitée par le droit en vigueur. Il doit se prononcer “en droit et en fait”. Mais examine-t-il tous les faits, par exemple les conditions d’interpellation ? La vulnérabilité de la personne n’est pratiquement jamais reconnue, même quand elle est évidente. Le juge a-t-il été, au final, un gardien des libertés ? Lorsqu’il dit les limites de son pouvoir, ne reconnaît-il pas que ce qui prime, c’est la reconnaissance de la légitimité de la rétention, rouage indispensable à “la machine à expulser”, à laquelle il prête son concours ? A-t-il bien exploré toutes les possibilités de rendre sa liberté à la personne ?
Pour nous, bénévoles de La Cimade qui témoignons de ces audiences dans cette tribune et au sein de notre newsletter Le Tourniquet(1), le sens de notre engagement relève de l’intime. Mais une conviction se forge au fil de la confrontation à la réalité de ces audiences qui montre que notre pays légifère, encore et encore, pour traiter les personnes étrangères comme des êtres à part. Ces procédures judiciaires apparaissent comme une impasse. C’est pourquoi la fermeture des centres de rétention et la suppression de toutes les formes d’enfermement spécifiques pour les personnes étrangères s’imposent.
Les histoires de vie dont nous avons un aperçu à travers les audiences nous confortent quant à l’indispensable liberté de circulation et d’installation pour les migrants : “Il n’y a pas d’étranger sur cette terre.” Tous humains ! »
(1) Le Tourniquet est une chronique bimensuelle au sein de laquelle les bénévoles de La Cimade témoignent des situations observées au tribunal.