Assis en demi-cercle face au grand tableau Velleda, Mohammed et HAchour préparent leur prochain post-it. Chacun leur tour, ils doivent lister ce qui compte pour eux ou ce qui pourrait améliorer la vie sur le site des Grandes Voisines. « Respecter les lieux et la propreté », « permettre un suivi santé et l’accès aux droits », « développer le sport et le travail », « offrir des temps de rencontre ». Tous deux sont résidents de l’Interlude, l’un des cinq services d’hébergement d’urgence que compte le site. A leurs côtés dans la grande salle octogonale, des travailleurs sociaux et des artisans et petits entrepreneurs dont les locaux sont installés au rez-de-chaussée. Ce mercredi matin, ensemble, ils participent au quatrième comité de vie du tiers-lieu social, l’une des instances participatives et expérimentales mises en place depuis l’ouverture du site. « Le comité de vie implique absolument tout le monde, pour faire remonter des besoins. L’idée est de sortir de la gouvernance top-down, dans laquelle les décisions descendent vers les résidents, et de davantage partir du terrain, des envies et compétences de chacun et chacune », détaille Cédric Bérard, chef de service au centre d’hébergement d’urgence et l’un des coordinateurs des Grandes Voisines pour la Fondation de l’Armée du salut.
Depuis l’été 2021, l’ancien hôpital gériatrique de Francheville a été transformé en tiers-lieu social, avec une ambition de taille : faire cohabiter au quotidien, sur un site de 8 hectares dont 22 000 m2 de bâti, près de 700 personnes dans un objectif de mixité sociale. Le projet remonte à novembre 2020. A cette date, la préfecture du Rhône a signé une convention temporaire de trois ans renouvelables avec les Hospices civils de Lyon (HCL) pour transformer les locaux de l’ancien hôpital Charial en centre d’hébergement d’urgence. La gestion en a été confiée au Foyer Notre-Dame des sans-abri (FNDSA) et à l’Armée du salut, faisant de ce site le plus grand centre de la métropole, avec 475 personnes hébergées dans cinq services, dont 190 enfants, et autant de nationalités différentes. Les financements proviennent de l’Etat et de la métropole de Lyon.
Un stade et des moutons
Aujourd’hui, en plus des résidents et des 40 travailleurs sociaux (répartis au sein des deux associations), une soixantaine de salariés en insertion font tourner les services de buanderie, de nettoyage, de maintenance ainsi que l’épicerie sociale et solidaire. Enfin, entre le sous-sol et le rez-de-chaussée de l’ancien hôpital, 39 entreprises ont pris leurs quartiers : des artisans, des associations et des acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui profitent de loyers moins chers que dans le reste de la métropole.
« Mais, au-delà du loyer, apparaît une volonté de s’inscrire dans un projet social », affirme Aurélia Thomé, coordinatrice de la coopérative d’urbanisme transitoire Plateau urbain, en charge du développement des activités. « Concrètement, un artisan peut par exemple proposer des ateliers aux résidents du centre d’hébergement d’urgence. Mais la rencontre peut aussi se faire lors d’événements culturels, comme des concerts ou des spectacles qu’on organise sur place », poursuit la salariée. Lucide, elle ajoute : « Proclamer la mixité et le lien social ne suffit pas. Il faut créer les conditions d’échange, pour que les personnes ne vivent pas côte à côte sans réellement se mélanger. »
Le défi est conséquent, mais, en un an et demi, plusieurs réussites sont déjà à souligner. A commencer par la dynamique induite par le lieu. « Il existe un effet de groupe vraiment porteur et une ouverture aux autres qui, de fait, lutte contre l’exclusion, appuie Clémence Allainé, travailleuse sociale au sein de l’Armée du salut. Sans compter le cadre ! Il est très rare d’avoir un tel espace extérieur, un parc, un stade, et même des moutons pour mener nos activités. »
Dernière nouveauté, et pas des moindres : voici quelques semaines, le site des Grandes Voisines a reçu l’agrément pour devenir un établissement recevant du public (ERP). Ainsi, l’hôtel Le Grand Barnum, situé au dernier étage, va pouvoir ouvrir ses portes. Cet équivalent trois-étoiles de 27 chambres est le premier en France à résider au-dessus d’un centre d’hébergement d’urgence. Géré par l’Armée du salut, il embauche uniquement des salariés en chantier d’insertion, et l’ensemble des revenus sera reversé à l’association. « Accueillir du public n’est jamais qu’une extension de ce qu’on fait déjà en hébergement d’urgence », note Cédric Bérard.
Projet de société
Vu du ciel, le site a des allures de ville miniature, à la manière des cités idéales pensées aussi bien d’un point de vue architectural que politique. L’hébergement y côtoie l’activité économique, les lieux collectifs et solidaires et la vie politique au sens d’une gouvernance partagée. Tous les bâtiments communiquent par des ascenseurs intérieurs ou des escaliers extérieurs. Malgré les aménagements, le lieu a par ailleurs conservé quelques stigmates de son passé d’hôpital, tels les larges couloirs du service où des panneaux de signalisation indiquent encore la direction des salles de soins. Accroché à la porte de Mohammed Gheoui, la petite enseigne « Cadre de santé » peut induire en erreur. Car, une fois à l’intérieur, le studio ressemble davantage à un atelier de peinture qu’à une chambre d’hôpital ou de centre d’hébergement d’urgence. Sur le sol et la table basse, jonchés de pots de peinture et de pinceaux, des toiles vierges côtoient des œuvres terminées. Jusqu’à la porte, entièrement redécorée par un paysage de cascade.
« Chaque résident peut s’approprier les lieux, c’est comme chez eux », abonde Fanny Chevreton, éducatrice spécialisée sur le service. En jogging bleu ciel et pull beige de Noël, Mohammed Gheoui sourit. « Ici, j’ai aussi commencé la gravure et la sculpture sur bois. J’avance plus ou moins vite, en fonction du moral », raconte-t-il dans un français imparfait. Avant d’arriver aux Grandes Voisines, Mohammed a connu la prison. En sortant, il s’est retrouvé à la rue et a été orienté par la maison de la veille sociale.
Il fait aujourd’hui partie des 105 résidents que compte l’Interlude, l’un des deux services gérés par le FNDSA. C’est également le cas de Hachour Chehna. A 62 ans, l’Algérien à la conversation facile est arrivé dès l’ouverture du centre, le 21 juillet 2021. Il résidait auparavant dans un foyer du VIIe arrondissement lyonnais. « Les conditions de vie n’ont rien à voir. Ici, j’arrive à me sentir chez moi. J’ai un badge pour entrer et sortir comme je veux, et je peux me reposer mentalement », raconte celui qui vit en France depuis bientôt dix ans. La chambre est décorée sommairement. Un écran de télévision fixé au mur, un Caddie, une petite table recouverte d’une nappe rose clair… A l’entrée, une broderie de faon tranche avec l’odeur de tabac froid qui flotte dans l’air. Les cabines de douche, dans le couloir, ont été construites à la fermeture de l’hôpital.
Dans ce service, la plupart des résidents sont des hommes seuls en situation irrégulière. « Nous avons également quelques couples, une mère et sa fille, un oncle et son neveu ou encore deux frères. Presque tous sont en attente de régularisation et en grande précarité », précise Fanny Chevreton. Dans les services voisins, des familles mais aussi des femmes seules avec enfants en bas âge. Beaucoup viennent du Maghreb et des pays de l’Est comme l’Albanie ou la Roumanie, et récemment d’Ukraine.
Pour les travailleurs sociaux, il s’agit en priorité de s’occuper des démarches administratives et du français. « C’est un réel enjeu d’intégration, car aujourd’hui l’obtention d’un titre de séjour dépend énormément de la maîtrise de la langue, poursuit Damien Deschamps, coordinateur pour le FNDSA et responsable de service de l’Interlude. Or, pour des personnes parfois un peu âgées, c’est très difficile. » Les salariés peuvent alors compter sur un réseau de bénévoles et sur des partenariats tissés avec les associations comme la Croix-Rouge ainsi que des maisons des jeunes et de la culture (MJC) et des centres sociaux alentour. Un autre enjeu central relève de l’accès aux soins. Pour cela, un pôle santé solidaire a ouvert il y a six mois sur l’immense site des Grandes Voisines. Une coordinatrice et une médiatrice santé accueillent de façon inconditionnelle tous les résidents du centre d’hébergement d’urgence. Une infirmière et une sage-femme viennent compléter l’équipe, épaulées par des médecins retraités bénévoles qui se relaient dans le centre.
Travail social collaboratif
L’espace unique réunissant le terrain et les locaux de l’ancien hôpital a également permis de créer des lieux collectifs comme une ludothèque, une salle de spectacle, un espace numérique composé d’ordinateurs, un « relais asso femmes » (lieu de garde parentale cogéré par les mères et des professionnels de la petite enfance) ou encore de grandes cuisines partagées en libre accès pour tous les résidents. Chaque semaine, l’épicerie sociale située au rez-de-chaussée distribue à ces derniers un panier alimentaire. « Une autre particularité est la possibilité d’avoir un studio et un T3 que nous louons aux familles des résidents qui viennent de loin », explique Nathalie Odrat, gouvernante sur le site depuis un an et demi, après douze ans passés en accueil de jour. « Le fait de travailler en collaboration entre deux associations amène à des échanges de pratiques dans l’accompagnement social ; c’est intéressant car on ne fait jamais pareil, on profite de la stimulation des échanges. En foyer classique, on organisait des animations comme des concerts une fois tous les dix ans ! Ici, on croise des gens qu’on ne rencontrerait pas ailleurs », assure la salariée.
Avant d’arriver sur le site, Fanny Chevreton intervenait quant à elle dans un foyer de vie. « J’avais beaucoup plus le sentiment de faire du “nursing”. Ici, on est davantage dans un rapport d’égal à égal avec les résidents, explique la travailleuse sociale. Bien sûr, nous les accompagnons, mais la plupart sont déjà relativement autonomes. A terme, l’objectif est qu’ils n’aient plus besoin de nous » Au quotidien, les équipes fonctionnent en binôme ou en trinôme pendant la semaine, avec une présence sur place de 8 h à 20 h 30 tous les jours. « Mais il arrive qu’on soit seul le week-end pour 105 résidents », reconnaît Fanny Chevreton. C’est toute l’ambivalence des Grandes Voisines : beaucoup d’ambition et un lieu propice au développement de nombreux projets sociaux, culturels et solidaires, mais un manque de temps et de moyens humains. « Nous ne faisons pas figure d’exception dans le social, regrette Damien Deschamps, coordinateur des Grandes Voisines pour le FNDSA et responsable de l’Interlude. Nous avons de super locaux, mais il nous faut plus de forces vives, notamment pour accompagner au mieux les personnes les moins autonomes, pour cuisiner ou juste être présent dans le quotidien. »
Autre difficulté : réussir à impliquer l’ensemble des résidents dans le projet collectif. Ce matin-là, malgré l’affichage dans les couloirs et les textos envoyés individuellement aux bénéficiaires, ces derniers sont peu nombreux à participer au comité de vie. « Il existe une grande part d’ “instantanéité” chez ce public. Et le comité peut se télescoper avec d’autres activités. Enfin, il y a la barrière évidente de la langue », analyse Damien Deschamps. Qui ajoute : « Il est peut-être trop ambitieux à ce stade de parler de gouvernance. Mais pouvoir dire qu’il existe un lieu de consultation est déjà beaucoup. » Tous s’accordent à dire que du temps est nécessaire pour qu’une dynamique s’installe.
Pourtant, l’occupation du site demeure temporaire et, pour l’heure, la poursuite du projet des Grandes Voisines n’est pas assurée après 2026. Pour les acteurs du terrain, cet enjeu n’est pas une source d’inquiétude. « Je pense au contraire que nous expérimentons beaucoup plus dans le cadre de l’urgence, avec une volonté de montrer rapidement que la formule peut marcher. La priorité est d’offrir de bonnes conditions de prise en charge », assure Damien Deschamps. « Et pour un public vulnérable, trois ans – six a fortiori –, c’est déjà du temps long », complète son collègue Cédric Bérard. Actuellement, très peu de résidents hébergés depuis l’ouverture du centre sont partis. Au regard des problématiques administratives et sociales des personnes, le turn-over est en effet très faible. « Nous avons quelques cas très rares où les personnes sont envoyées dans un autre centre d’hébergement d’urgence, surtout si elles ne parviennent pas à vivre en collectivité », confirment les responsables de service. Les autres, comme Mohammed et Hachour, assurent n’avoir aucune envie de quitter les lieux.