Si le huis-clos du domicile représente de manière intrinsèque un cadre flou pour les professionnels des services à la personne – ils doivent sans cesse composer avec la frontière mouvante de l’intime –, leur rapport au partage d’informations est lui aussi confus. Légalement et éthiquement. Soumises à un devoir de discrétion et non au secret professionnel stricto sensu, auxiliaires de vie et aides à domicile se retrouvent en terrain miné, parfois même en amont de l’accompagnement lorsque leur hiérarchie leur communique des informations médicales très précises. « Elles ne sont pas censées connaître les pathologies d’untel ou d’untel », estime la socio-anthropologue Laurence Hardy, habituée à travailler la notion de vulnérabilité avec les intervenants médico-sociaux. « Les professionnelles devraient juste être averties de certains éléments liés au diagnostic, pour savoir comment se comporter. Etre mieux formées en amont. »
Pourquoi nommer une maladie ?
Ainsi, à propos de quelqu’un souffrant de schizophrénie, il serait suffisant de parler de « maladie psychique » et de mettre en garde l’auxiliaire de vie quant à certaines attitudes ou réactions. Idem concernant une personne atteinte d’Alzheimer. Pour Monique Carlotti, ancienne directrice d’un service d’aide à domicile et formatrice, citer nommément cette maladie neurodégénérative n’apporte aucune plus-value en termes d’accompagnement : « Le diagnostic ne dit rien de la personne, il sert juste à la faire entrer dans une case. D’autant que les auxiliaires de vie n’ont pas les compétences pour l’interpréter. Une personne âgée ou en situation de handicap ne peut être réduite à son dossier médical, à sa déficience. »
Eventer le secret médical auprès des professionnelles de l’aide à domicile, de la part de leur hiérarchie ou des médecins, est à la fois une erreur pratique et une faute déontologique. « La personne fragile chez qui nous intervenons doit normalement donner son autorisation à ce partage d’information », souligne Laurence Hardy. « Il faut rechercher son consentement éclairé, afin de s’assurer qu’elle est d’accord avec la divulgation de son état de santé. Ce sont néanmoins souvent les proches aidants qui, dans la panique ou par méconnaissance de la loi, vont trop en dire. »
Savoir des choses que l’on devrait ignorer, en dévoiler d’autres qui ont vocation à rester tues, parler, ne pas parler, rester en retrait, montrer de l’empathie… A domicile, le fil est ténu entre le respect de la vie privée, l’autodétermination des personnes accompagnées et le devoir d’alerte en cas de maltraitance ou de mise en danger. Tributaires au quotidien de critères très subjectifs, les professionnelles naviguent le plus souvent à vue pour déterminer ce qu’elles garderont pour elles et ce qui doit sortir du foyer. « La relation entre une personne accompagnée et son auxiliaire se situe quelque part entre proximité et promiscuité, estime Marcel Nuss, écrivain, formateur et lui-même en situation de handicap. Quelque chose de l’ordre de l’inconscient, de l’impulsif se met en place de part et d’autre. Les aidants deviennent des confidents et ils finissent par déverser leurs propres problèmes. Cet échange réciproque finit par former une ratatouille relationnelle difficilement gérable, mais difficilement condamnable. »
Sensibilité personnelle
La plupart des décisions – dévoiler ou non un secret, répéter ou non une anecdote, raconter ou non sa journée à son conjoint – relèvent d’une sensibilité personnelle. « Il y a un engagement moral, en dehors des questions de maltraitances, à ne pas répéter ce qui se passe à l’intérieur de la famille, précise Monique Carlotti. Mais tout dépend de la personnalité et des qualités humaines de l’auxiliaire de vie. »
Avoir une prise sur le partage d’information inadéquat est possible via le cahier de liaison ou lors des – trop rares – réunions d’équipe. Il est bien plus difficile de contrôler petites indiscrétions et grandes confidences. Sans parler des jugements à l’emporte-pièce colportés « l’air de rien ». Le commérage, avec ou sans malice, reste l’entorse la plus fréquente au devoir de discrétion. « Comment voulez-vous savoir ce que racontent vos accompagnants, une fois qu’ils sont chez eux, questionne Marcel Nuss avec ironie. Vous ne pouvez pas le contrôler. J’ai appris tant de choses par des auxiliaires qui travaillaient ailleurs et que je n’aurais pas dû savoir… Le secret professionnel est un vœu pieu, une Arlésienne. »