Dans ce quartier résidentiel de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), une petite chapelle à l’architecture étonnante, classée aux monuments historiques, agrippe le regard. Bien qu’ayant été déplacée de son lieu de construction originel, à 300 mètres de là, elle témoigne de l’ancienneté d’ATD quart monde sur ce territoire qui a accueilli jusque dans les années 1970 l’un des bidonvilles les plus notoires d’Ile-de-France. Elle ne rend pas hommage à celui qui a initié l’installation de ce « camp » en 1954, l’abbé Pierre, mais à un autre prêtre, Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD quart monde (initialement baptisée Aide à toute détresse). Si l’association est désormais active dans de nombreux pays, son ancrage noiséen n’a pas faibli. Sur 14 hectares, elle déploie ses activités organisées autour de son Centre de promotion familiale, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), le cœur battant du mouvement. Derrière la chapelle, une barre d’immeuble accueille une trentaine de familles qu’ATD accompagne dans leur parcours de relogement. De l’autre côté de la rue, à un jet de pierre, un vaste parc arboré abrite divers bâtiments dédiés à l’action de l’association en faveur de ces familles : un « pivot culturel », sorte de centre de loisirs artistique dédié aux enfants, une halte-jeux, des bureaux… « La culture est centrale dans le mouvement ATD. Elle nous raccroche au fait d’être un être humain », explique Christophe Géroudet, coresponsable de la structure.
Pour intégrer le Centre de promotion familiale, les familles doivent comprendre au moins un enfant de moins de trois ans. Elles sont orientées vers ATD par le service intégré d’accueil et d’orientation (Siao), qui gère le numéro d’appel d’urgence 115 du Samu social. Ces familles accèdent ensuite à l’un des appartements de la résidence, jusqu’à ce que leur dossier de demande de logement social soit accepté par les bailleurs. « En moyenne, les familles restent entre deux et quatre ans ici, mais certaines sont là depuis six ans. On ne leur demande jamais de partir », explique Jean Cantin, coresponsable au côté de Christophe Géroudet. Sameh vit ici depuis trois ans avec son mari et leurs cinq enfants. Après le licenciement de son époux, la famille s’est retrouvée embourbée dans des difficultés financières. Elles ont conduit à leur expulsion, contraignant parents et enfants à vivre à l’hôtel. Depuis leur arrivée au centre, le mari de Sameh a retrouvé un emploi et elle, veut lancer son propre food truck. « Avec ATD, nous avons trouvé nos repères. Habiter à l’hôtel est très mal vu par la société, c’était compliqué à l’école pour les enfants. Ici, nous avons repris confiance », raconte-t-elle. De la vie à l’hôtel, les membres de la famille ont conservé l’habitude de dormir les uns près des autres. Sur les trois chambres de leur appartement, seules deux sont utilisées : l’une pour les parents et les plus jeunes enfants, et l’autre pour les deux fils aînés adolescents.
Au plus près des familles
Au rez-de-chaussée de la résidence habitent depuis un an Paul et Eulalie, qui viennent de devenir parents. Eux sont « voisins solidaires », dans le jargon ATD. Il est professeur, elle est psychomotricienne, et tous deux avaient « envie d’un projet sur lequel s’engager ». Au quotidien, ils vivent au plus proche des familles hébergées par ATD et nouent avec elles des relations amicales. « L’objectif de réserver des appartements à des voisins solidaires était d’instaurer une certaine mixité sociale dans cette résidence. Pour permettre à des gens sans problèmes de côtoyer des familles qui ont l’expérience de la galère », souligne Christophe Géroudet. Souvent, les enfants viennent passer une tête à leur fenêtre. « C’est vrai qu’au départ, la manière de parler des enfants me heurtait un peu. Mais petit à petit j’ai réalisé qu’ils n’avaient pas eu accès à tout ce que moi j’ai eu, et finalement on vit très bien ensemble », décrit Eulalie. Si bien que le couple a décidé de prolonger d’un an son séjour dans l’immeuble.
Bénédicte, elle, loge ici avec son mari et ses quatre enfants depuis six ans. Les relations de voisinage n’ont pas toujours été simples pour elle, « mais on s’est adaptés, on a essayé de comprendre et finalement on fait avec les différences de tout le monde », assure-t-elle. Doyenne de la résidence, elle attend toujours une réponse de logement social. Pour Jean Cantin, le relogement des familles représente une étape importante mais pas toujours évidente à vivre : « Il faut confronter le rêve des familles avec la réalité. Les logements les moins chers se situent dans les quartiers les plus difficiles, quand des familles fragiles se retrouvent là, ça se passe mal. »
Dans les bureaux d’ATD, une équipe est dédiée au relogement des familles. Une fois l’appartement trouvé – ou la maison pour les familles très nombreuses -, l’association se porte garante et continue de les accompagner pendant une année. Avec des intervenants aux statuts divers, dont certains ne se rencontrent que chez ATD quart monde. Aux côtés des salariés, comme les assistantes sociales, il y a en effet les volontaires permanents, les bénévoles et les professionnels en mécénat de compétences… Autant de titres qui recouvrent des réalités différentes. Jean Cantin et Christophe Géroudet sont ainsi volontaires permanents. Ils sont engagés auprès d’ATD depuis des années et ont circulé dans plusieurs des structures de l’association à l’étranger. Ils perçoivent une rémunération modeste afin de « rester proches de ce que vivent les personnes démunies ». Les bénévoles, eux, ne sont pas rémunérés et ne s’impliquent pas forcément à temps-plein dans les activités d’ATD. Le mécénat de compétences, enfin, est un dispositif permettant à des salariés du secteur privé de se mettre à disposition d’une organisation d’intérêt général pour un temps donné sans pour autant perdre leur emploi.
Le choc des cultures
Volontaire également, Quentin, la trentaine, s’occupe du « pivot culturel » où il épaule les enfants dans diverses activités artistiques. Ce jour-là, des gamins d’une dizaine d’années viennent l’asticoter. Il est évident qu’ils l’apprécient mais testent son autorité. Il les rabroue gentiment, parfois avec fermeté : « J’aime l’immense disponibilité que le volontariat permet. Je peux passer du temps dans le quartier et ce sont dans ces moments hors du centre que l’on peut tisser des relations encore plus fortes avec les enfants, comprendre ce qu’il se passe dans leurs familles… » Mais selon lui, il ne faut pas réduire sa mission au renforcement des liens avec les familles : « Le volontariat permet d’acquérir une connaissance des plus pauvres qui sert au combat contre la misère », précise-t-il. Tous ne partagent pas l’enthousiasme de Quentin. Les assistantes sociales de la structure, notamment, qui sont salariées, sont souvent déroutées par le mélange des genres. « La structure d’ATD est très accueillante pour les familles mais elle ne les pousse pas à aller vers l’extérieur. Notre travail consiste à leur imposer un cadre et des limites pour qu’elles s’autonomisent, mais tout est fait ici pour ne jamais les brusquer », constate Isabelle Chourrot, en poste depuis quelques mois seulement. Son collègue, François Magne, assistant social et éducateur spécialisé de formation, s’agace un peu : « Le mouvement ATD n’institutionnalise rien, ne cadre rien. Cela insécurise les gens et les use. »
Au centre, la culture professionnelle se heurte bien souvent à l’approche fondée sur l’empathie des volontaires et des autres bénévoles. Au point que l’incompréhension règne parfois au sein de l’équipe et que le turn over est élevé. « Il n’est pas possible d’avoir des familles en grande précarité, en grande détresse mentale, simplement accompagnées par des volontaires et des bénévoles. Il faut des professionnels issus de formations sociales, sinon c’est contre-productif », assène François Magne. Valéry Sitot, éducatrice de jeunes enfants, est arrivée récemment pour s’occuper du pôle « petite enfance » d’ATD. Elle gère la halte-jeux, assistée par des bénévoles. Toujours patiente, elle s’adresse avec pédagogie aux enfants qui s’amusent avec les différents jeux proposés. Ancienne directrice de crèche, elle aussi a été décontenancée par le profil de ses collègues non professionnels : « On ne parle pas la même langue. Il n’y a aucun protocole, c’est très déstabilisant. »
Elle apprécie néanmoins le contact qui se crée avec les familles petit à petit, tant les parents se confient à elle. « Cela va au-delà de mon rôle », sourit-elle tout en demandant aux quatre enfants présents de se laver les mains avant de se mettre à confectionner un gâteau. Pendant que leur progéniture est occupée par l’éducatrice, les mères en profitent pour se retrouver et échanger, notamment des recettes de cuisine. « Venir ici leur permet de vaincre l’isolement, un réseau d’entraide se forme », note Valéry Sitot qui espère que la structure sera bientôt en mesure d’accueillir un nombre plus élevé d’enfants, l’agrément actuel ne lui permettant d’en recevoir que neuf.
Olivia est péruvienne et a intégré le Centre de promotion familiale il y a un an en tant que volontaire. Pour elle, l’absence de contraintes de la part de l’équipe est émancipatrice pour les personnes accompagnées : « On chemine avec les familles à leur rythme. Ce que je trouve beau, c’est qu’elles restent maîtresses de leur vie, elles peuvent dire “oui” ou “non”. On essaye de cultiver cette liberté. » L’accompagnement sur la voie du relogement prend alors la dimension d’un cheminement personnel qui permet aux membres d’ATD d’évoluer en parallèle : « Ce travail n’est pas toujours évident car nous avons nos propres limites et cela met à nu notre propre vulnérabilité », analyse Olivia.
Le soir tombe sur le parc d’ATD et quelques enfants jouent encore au ballon tout en haranguant avec facétie les quelques volontaires présents. Grâce à sa longue implantation locale, l’association s’est imposée comme un acteur de référence dans le secteur de l’hébergement social. Mais elle doit continuer à relever le défi de concilier deux cultures, professionnelle et associative. Les questionnements de chacun sont abordés lors de la grande réunion d’équipe hebdomadaire où, selon Olivia, « on n’est pas toujours d’accord mais les collègues restent un point d’appui ».