« Bah alors ! T’avais rendez-vous avec la psy en visio mercredi, et t’es pas venu », lance, sourire aux lèvres, Mohamed Bendelladj, éducateur. Son regard bienveillant accroche celui de Paolino, 14 ans, de l’autre côté de la grande table de réunion. Le jeune garçon dont la chevelure est entrecoupée d’une mèche bleu délavé est venu pour un point avec l’équipe éducative, accompagné de sa mère et de son beau-père. Tantôt en train de se réajuster sur sa chaise, tantôt en train de touiller mécaniquement sa boisson chaude, il répond aux questions des professionnels. Toujours en souriant, mais de manière succincte et peu assurée.
Parvenir à ce que Paolino se présente, en famille, à l’accueil de jour inconditionnel du Step (service de transition éducative personnalisée) relevait du pur défi quelques mois plus tôt. Sous ordonnance de placement, il s’est enfui à l’issue de la visite d’une Mecs (maison d’enfants à caractère social). Se sont ensuivis de longs mois de rue. Pour renouer le contact avec l’adolescent, extrêmement défiant envers les institutions, les professionnels ont misé sur des approches éducatives alternatives, et privilégié le « pas de côté ».
C’est là toute la philosophie d’intervention du dispositif « Step », opérationnel depuis le mois de mars dernier à Rouen. Déployé par l’Institut départemental de l’enfance de la famille et du handicap pour l’insertion (Idefhi) et son service Adoseine, il s’adresse aux jeunes de 13 à 18 ans dont les placements successifs ont échoué en raison de leur opposition ou de celle de leur famille. Le projet, également expérimenté dans la ville du Havre par une autre association, se fonde sur trois outils complémentaires : un lieu d’accueil de jour, une mission mobile pour « aller vers » et des places dites de « repli » permettant d’accueillir ponctuellement le mineur. La durée de la prise en charge est de six mois, renouvelable une fois. En pratique, l’équipe s’inspire à la fois de la prévention spécialisée – en partant de la libre adhésion du jeune – et de la réduction des risques. « Nous voulons offrir un espace d’écoute et d’attention, explique Anne-Sophie Marie, directrice du service Adoseine. Il s’agit d’accepter les situations des adolescents sans vouloir à tout prix qu’ils les changent immédiatement. Nous voulons leur permettre de monter en connaissances et en compétences sur leurs pratiques et les risques qu’ils prennent. C’est une approche nouvelle pour la protection de l’enfance. » Le projet se distingue également par le fait qu’aucun foyer n’est imposé. « L’idée n’est pas tant de leur mettre un toit sur la tête absolument, mais de proposer un accueil “bas seuil”, comme on trouve sur les projets de réduction des risques, poursuit Anne-Sophie Marie. Mettre certains adolescents dans une chambre n’a plus de sens car ils n’arrivent pas à tenir entre quatre murs. »
La temporalité du jeune devient ainsi celle de l’équipe. Comme dans le cas d’Hugo(1), qui s’était dit intéressé par le métier de boulanger et à qui Mohamed Bendelladj avait trouvé une place en centre de formation. « Finalement, il a refusé d’y aller, illustre l’éducateur. Ensuite, il a parlé de son envie de devenir serveur, et lorsque j’ai voulu entamer les démarches avec les formations hôtelières, il s’est énervé et a rétropédalé. Dans ces moments-là, je prends du recul. Je le laisse revenir. Et si je n’ai pas de nouvelles au bout de deux jours, je lui envoie un petit message : “Bonjour, comment tu vas ?”, pour reprendre le contact. » De son côté, Florence Legrand se souvient, amusée, de la fois où elle s’est déplacée jusqu’à la gare de Lyon, à Paris, pour récupérer une adolescente censée arriver de Marseille. « Je cherchais une rouquine sur le quai, et personne n’est venu, sourit-elle. On l’a finalement récupérée le lendemain, après qu’elle m’a appelée en disant vouloir remonter. Je ne me suis pas formalisée, je m’adapte. » Toujours dans l’optique de coller au rythme de l’adolescent, l’accueil de jour est complété par une astreinte téléphonique ouverte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Les éducateurs se relaient pour effectuer les permanences et permettre ainsi au jeune de joindre l’équipe à n’importe quel moment.
A l’origine du projet « Step » : les remontées de terrain des professionnels. Fréquemment démunies, les équipes de l’association pouvaient manifester « un sentiment d’impuissance » et « des inquiétudes » face à des jeunes en mesure de placement non exécutée. Ces mêmes adolescents exprimaient quant à eux « le sentiment d’être incompris par leurs éducateurs ». L’aide sociale à l’enfance a, dans le même temps, mis en place un groupe de travail concernant la prostitution des mineur.e.s, qui s’est finalement élargi au sujet plus global de l’opposition au placement. Celui-ci a abouti en septembre 2021 à un appel à manifestation d’intérêt (AMI), auquel l’Idefhi a répondu. Les réflexions entre les différents partenaires du territoire ont permis de distinguer deux profils de jeunes pour qui toutes les mesures proposées ont échoué. D’une part, figurent des adolescents se trouvant chez leurs parents, qui ont souvent développé des phobies sociales ou scolaires et qui ne sortent plus de leur chambre. Un risque important de violences intrafamiliales est alors observé et les premiers entretiens sont parfois réalisés à travers la porte de la chambre. Il existe, d’autre part, des jeunes en situation d’errance et de rupture avec leur famille. Beaucoup présentent des conduites à risques et certains s’inscrivent dans un parcours de prostitution, « impliquant la plupart du temps la fréquentation de réseaux de délinquance et de conduites addictives ».
Deux profils d’adolescents
Pour chacun des deux profils, la question de l’« accroche » est primordiale. L’équipe s’attache ainsi à développer des « relations de l’instant », sans nécessairement programmer des rendez-vous. « Cela passe par s’assoir avec le jeune dans la rue, discuter avec lui. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire : “On ne l’a pas trouvé, il n’est pas partant.” C’est en se montrant présents tout le temps que nous arrivons à établir un lien », témoigne Lynda Pova, éducatrice. Les professionnels s’adaptent par ailleurs aux moyens de communication privilégiés par l’adolescent. « Certains, par peur d’être géolocalisés par la police, ne nous donnent pas leur numéro et ne sont joignables que via Snapchat ou TikTok, rapporte Karim Nouasri, responsable du Step. Le contact est donc pris par l’intermédiaire de ces réseaux. »
En répondant aux besoins essentiels du jeune, l’offre de service permet en elle-même de faciliter le lien. Situé dans une spacieuse maison entièrement rénovée, en face du jardin des plantes de la ville, l’accueil de jour comprend des douches, une cuisine, une salle à manger, un espace d’accès à Internet, des pièces individuelles de repos ainsi qu’un lave-linge et un sèche-linge. Au sous-sol, l’équipe souhaite installer un bar à chiens et un enclos pour que les jeunes puissent aisément venir avec leurs compagnons à quatre pattes. « Pour l’instant, c’est encore un peu aseptisé, concède le chef de service, mais l’idée est de rendre le lieu le plus agréable possible. » La plupart du temps, il est toutefois essentiel de rassurer les jeunes. « Nous commençons par une visite de la maison pour leur montrer qu’il n’y a pas de lits et qu’il ne s’agit pas d’un guet-apens, car certains ont vécu des placements de force », souligne Ghyslaine Renault, éducatrice. Dans le cas de Paolino, cette approche s’est révélée cruciale. « Au début, j’y croyais pas trop quand Lynda m’a dit que c’était pas un foyer, se remémore le jeune garçon. J’avais du mal avec les éducs, j’étais méfiant. Mais la première fois que je suis venu ici, j’ai vu que je pouvais leur faire confiance. » Toujours pour maximiser les chances de connexion, aucun référent n’est nommé. « Dans leurs parcours, ces jeunes ont été enfermés dans des références éducatives, avec très peu de marge de manœuvre. Mais en réalité il y a une chance sur deux pour que ça matche entre un jeune et son référent, estime Karim Nouasri. Nous préférons fonctionner ainsi, car autrement, si le courant ne passe pas à la première rencontre, la personne ne revient plus. »
« Gymnastique intellectuelle »
L’équipe mobilisée sur le service de transition éducative personnalisée travaille également depuis plusieurs années sur un autre dispositif, la « mesure d’accompagnement personnalisé pour adolescents » (Mapa), qui met en œuvre une mesure administrative proposée en amont d’un placement. Pour les professionnels, la double casquette n’est pas toujours évidente. « Dans le cadre de la Mapa, nous sommes sollicités, les parents et les ados viennent nous rencontrer. Avec le Step, c’est nous qui allons vers eux. C’est extrêmement différent car nous devons essayer d’être un lieu d’arrimage possible pour limiter leur errance, témoigne Marie Chainas, la psychologue du service. Avec les jeunes du Step, nous savons que les rencontres sont ponctuelles, ce qui nous amène à nous positionner différemment. C’est une gymnastique intellectuelle importante, quand nous aurions parfois tendance à vouloir mener les entretiens autrement. » L’approche de réduction des risques inhérente au projet « Step » peut par ailleurs être difficile à appréhender. « Quand un jeune de 14 ans vient la journée pour prendre sa douche et repart ensuite à la rue, le pas de côté n’est pas simple, confie Ghyslaine Renault. On se questionne beaucoup, mais ensuite on se rappelle qu’on a créé du lien, c’est ce qui est important. » Le concept se fonde également sur une mutualisation du lieu d’accompagnement entre les deux projets. Chaque fois que des activités sont organisées (atelier cuisine, bowling, sortie piscine, visite de l’Assemblée nationale, etc.), elles profitent ainsi à tous les jeunes. « Nous voulons que les ados de Step puissent sociabiliser avec leurs pairs », résume Karim Nouasri.
Pour accompagner au mieux le jeune, tout un travail pédagogique avec la famille s’avère généralement nécessaire. « Les parents peuvent un peu paniquer au début. Ils s’interrogent : “Comment ça, vous ne placez pas mon enfant ?” “Pourquoi vous ne l’obligez pas à rentrer chez moi ?” », rapporte le chef de service. « Nous les recevons, nous prenons en considération leurs peurs et leurs demandes, mais nous essayons qu’ils ne prennent pas trop de place, complète Ghyslaine Renault. S’ils surinvestissent la mesure, nous risquons de perdre le jeune. Il est important de ne pas recréer les difficultés qui existent parfois dans d’autres dispositifs. »
Dernier point essentiel : les relations partenariales. Une attention toute particulière est portée au développement d’un réseau territorial solide comprenant les professionnels du soin, les centres de dépistage, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou encore les structures dédiées à l’insertion et à l’hébergement. « L’idée est de rendre les jeunes autonomes lorsque le Step s’arrête, souligne Marie Chainas. Quand une mesure prend fin, nous voulons être capables d’établir le lien avec tel CMP [centre médico-psychologique], tels collègues psychologues, et ainsi permettre une continuité. » Depuis sa mise en œuvre, le Step a suivi 13 jeunes, dont 12 ont « plus ou moins adhéré ». L’équipe souhaite procéder à une évaluation du projet en 2023, pour faire de ce dispositif « une expérience reproductible à d’autres territoires ».
L’accueil dit de « repli » doit être sollicité à la suite d’un besoin exprimé par l’adolescent. Si une demande émane des parents au cours d’une situation d’urgence, l’accord du mineur reste indispensable pour que cette solution soit mise en œuvre. Ce repli peut s’effectuer dans différents hébergements (Mecs, semi-autonomie…) et doit rester ponctuel. « Si le jeune souhaite venir tous les jours, c’est qu’il est prêt à adhérer à un placement. Nous essayons alors de trouver une solution durable au sein de la structure qui l’accueille », explique Karim Nouasri, responsable du Step.
(1) Le prénom a été modifié.