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TRIBUNE - Discordance des temps dans le travail social

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Didier Bertrand, éducateur spécialisé

Crédit photo DR
Intervenant en formation du travail social, Didier Bertrand revient sur la question clivante du temps de travail dans les métiers de l’accompagnement, entre gestion comptable et relation à la personne.

« La question du temps est aujourd’hui au cœur des revendications des professionnels du travail social et de l’intervention sociale. Paradoxalement, elle n’est guère présente dans le rapport de Denis Piveteau de février dernier, “Acteurs, experts, ensemble… Pour une société qui change”. Ce qui n’empêche pas la promotion d’un temps singulier : le “temps présentiel”. Alors que la crise sanitaire a vu émerger deux notions distinctes, le présentiel et le distanciel, il est fait le choix d’associer “présentiel” à “temps” et de proposer une innovation lexicale relevant davantage du néologisme que de la notion. Cette expression est employée à propos du financement des institutions sociales et médico-sociales, sans toutefois qu’il en soit proposé une définition précise.

Le “temps présentiel” aurait à voir avec “le temps passé auprès d’une personne”, sachant que “de nombreux rapports ont déjà pointé que cette question du ’temps passé’ est au cœur de la relation d’accompagnement”. Il serait, d’après l’auteur, “une évidence de vie que le temps de l’être avec’, temps d’écoute, de parole ou de silence, ce que l’on appelle aujourd’hui la fonction ’présentielle’ au sens du simple besoin de présence humaine, est une composante fondamentale de la relation d’aide”.

Pourtant, loin d’innover, Denis Piveteau rejoint une proposition désormais ancienne de Jean-Pierre Hardy : le temps actif mobilisable, ou TAM. Dès 2008, nous défendions, à la suite du psychologue Paul Fustier, les temps interstitiels ainsi que les temps choisis, kairos plutôt que chronos, bref, l’autonomie des travailleurs sociaux plutôt qu’une vision comptable du temps(1). Jusqu’à revendiquer le temps perdu !

Le temps et la défiance

Dans un ouvrage de 2016, Jean-Pierre Hardy affirme que, “pour permettre la prise des 70 à 80 jours de congés (congés payés, congés trimestriels, RTT, congés d’ancienneté, us et coutumes particulières), la personne prise en charge voit défiler sur l’année plusieurs référents dont la continuité de présence connaît des éclipses plus ou moins longues”(2). Adepte des calculs à l’emporte-pièce, il précise que “le temps de ’présentéisme’ ou ’temps actif mobilisable’ […] est autour de 1 000 heures dans les ESSMS”.

Pour mieux convaincre d’une situation critique, il ajoute que “ce temps de présence faible n’empêche pas au secteur médico-social de connaître l’un des taux d’absentéisme le plus important par rapport à d’autres branches professionnelles comme le commerce ou le bâtiment”. Une assertion que nul chiffre officiel ne vient confirmer. A nous de croire celui qui plaide la fin de conventions collectives éminemment obsolètes et l’adoption d’une nouvelle convention collective “adaptée à la nouvelle demande sociale des usagers et aux nouveaux métiers des PFS”.

Dans un autre ouvrage publié en 2018, il revient sur ce qu’est le temps actif mobilisable – “appellation plus politiquement correcte que celle de ’présentéisme’ ou de ’temps productif’”, écrit-il(3). Que mesure le TAM ? Eléments de réponse : cet indicateur évalue “le temps de travail dans l’établissement ou le service, le temps disponible auprès de l’usager, le temps de transport pour le service et le temps de présence dans le service ou l’établissement” ou “la présence réelle, c’est-à-dire le ’présentéisme’, qui est différent de la présence réelle ou conventionnelle dans l’établissement ou le service diminué de l’absentéisme tel que reconnu par le code du travail”. Le “présentéisme” tend vers toujours plus de formel, alors qu’est si précieux l’informel et cette capacité à saisir le moment opportun. Il peut entretenir le soupçon et la défiance à l’égard de professionnels qui, au travail, ne feraient pas leur travail.

Choisir la confiance

En insistant sur la présence effective auprès de la personne accompagnée qu’il conviendrait de mieux valoriser, Denis Piveteau donne l’impression de prendre en compte des revendications très fortes des travailleuses sociales dont la CFDT s’est faite l’écho : “Le temps devient un luxe”. Car, est-il précisé, les salariées sont confrontées à “du temps qui manque, nécessaire au relationnel, au contact, au dialogue, au face à face ; temps volé qui remet violemment en cause les fondements mêmes du secteur et du sens du travail”. Le syndicat regrette l’absence de temps participatif et rétrospectif, de temps interstitiel, “le temps de l’échange formel et informel entre professionnels”.

Le rapport “Les métiers de la cohésion sociale” du Conseil économique, social et environnemental (Cese) de juillet dernier souligne à son tour que “les échanges dédiés aux relations d’équipe, qu’ils soient formels ou informels, permettent les échanges indispensables à la mise en œuvre de l’interdisciplinarité et de la transversalité et ainsi qu’à l’étayage de la pratique professionnelle”. Il insiste sur “le manque de temps pour accompagner et écouter les personnes” qui est “la première difficulté identifiée dans le secteur du travail”, rappelant que sont nombreuses les personnes accompagnées à “observer une moindre disponibilité temporelle ou empathique des professionnels”. Aussi est-il préconisé de “supprimer toute limitation a priori de durée d’accompagnement ou de présence dans les nomenclatures d’actes ou indicateurs de pilotage imposés aux professionnels” (préconisation 6) ou de “considérer tous les temps de travail comme productifs” (préconisation 8).

Et si malentendu il y avait ?

Nous pourrions multiplier les témoignages puisés ici et là car, pour une majorité de professionnels, la perte de sens relève d’une inversion des priorités, à l’instar de ce que vit cette éducatrice spécialisée de l’aide sociale à l’enfance (ASE) “quand il s’agit de passer plus de temps à justifier ce que l’on fait qu’à passer du temps avec les familles que l’on accompagne”(4). Les professionnels revendiquent d’être présents auprès des personnes accompagnées, d’être en mesure d’ajuster cette présence au gré des besoins et des demandes des personnes accompagnées. L’existence d’un cadre temporel suffisamment malléable est une marque de confiance à laquelle sont sensibles les salariés car, au-delà du temps objectif, vit un temps subjectif dont la mesure n’obéit pas aux règles comptables. Comme le souligne David Laloy, “les temps de la relation, ou les temps du ’care’, ne peuvent pas être contrôlés et compressés de la même façon que d’autres temps de travail”(5). Les professionnels du travail social et de l’intervention sociale ont besoin de se sentir autorisés et responsabilisés pour décider des rythmes et des modalités de la rencontre, dans l’intérêt supérieur des personnes accompagnées. Les enfermer dans un espace-temps fragmenté et normé les priverait d’un pouvoir d’agir qu’ils sont censés activer chez les personnes accompagnées. Or donner du pouvoir à la personne accompagnée crée de l’incertitude chez le professionnel qui a surtout besoin de plus de temps pour coproduire des réponses singulières.

En ne citant pas ses sources d’inspiration, en adoptant un ton neutre et consensuel, le conseiller d’Etat Piveteau cultive l’ambiguïté. Il donne l’impression d’avoir entendu les revendications des professionnels tout en faisant la promotion d’une notion fort critiquable. Mais ce “temps présentiel” (ou temps de la présence) n’a peut-être rien à voir avec le “présentéisme”. Il pourrait se situer du côté d’une approche spirituelle, voire vocationnelle, des métiers du travail social et de l’intervention sociale, dont l’influence demeure très forte, en particulier dans les instances dirigeantes des associations. »

Notes

(1) « “Perdre” son temps à en donner », D. Bertrand – Voir ASH n° 2547 du 29-02-08, p. 39.

(2) Concevoir des plateformes de services en action sociale et médico-sociale, J.-R. Loubat, J.-P. Hardy et M.-A. Bloch – Ed. Dunod, 2016.

(3) Financement et tarification des établissements et services sociaux et médico-sociaux, J.-P. Hardy – Ed. Dunod, 2018.

Pour aller plus loin : debat.ash@info6tm.com

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