« Il y a toujours quelque chose à retirer d’un parcours chaotique ou difficile. Il faut juste parvenir à revaloriser les personnes, à les “renarcissiser” pour que naissent les envies. » Selon Emmanuel Chantebel, travailleur social devenu chef de service d’un centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), c’est ce principe qui a servi de fil rouge dans tous les projets que La Boussole a montés pour ses publics pris en charge dans le cadre du dispositif AHI (accueil, hébergement et insertion). Ce collectif permet à des sans-abri, des sans-papiers, des demandeurs d’asile, des personnes isolées très précarisées, fragilisées par des troubles comportementaux ou des addictions, de se retrouver sur un terrain de football, un mur d’escalade ou une scène de théâtre. Et de participer à des tournois ou à un marathon, à des ateliers d’écriture ou à une émission de radio. Pour le plaisir, mais pas seulement.
« L’accompagnement social que l’on m’a offert m’a redonné confiance, structuré, responsabilisé. Aujourd’hui, c’est moi qui transmets », se félicite Ibrahima Barry. Demandeur d’asile accueilli en 2016 par un Cada de Montpellier, le jeune Guinéen a rejoint très tôt l’activité football de La Boussole. Pendant trois à quatre mois, tous les lundis de 18 h à 20 h, il s’est rendu au terrain n° 12 du complexe sportif de Grammont – un prêt de la mairie – pour s’entraîner et jouer avec d’autres bénéficiaires, pour beaucoup ressortissants étrangers en Cada, ainsi que des référents de l’association. En quelques mois, Ibrahima Barry s’est vu confier une partie des entraînements, jusqu’à devenir animateur sportif en 2017. « Ceux qui nous rejoignent, souvent par le bouche-à-oreille, ne pourraient pas pratiquer le football ailleurs, rappelle-t-il. Je leur explique que ce que nous faisons là est précieux. C’est un tremplin pour eux s’ils en prennent soin. » Dans son parcours avec La Boussole, Ibrahima a participé, toujours en 2017, à la Coupe du monde des sans-abri, à Oslo (Norvège), après avoir été sélectionné par l’association via le collectif En jeux, qui chapeaute l’organisation de la Coupe de France des sans-abri depuis plusieurs années.
Ce tremplin a parfaitement fonctionné pour l’ancien migrant. « Il est le symbole ultime de l’association », témoigne Cyril Farnier, éducateur spécialisé au CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) Chauliac-Rauzy auprès d’un public sortant de prison, et référent foot et radio de La Boussole. Après une période de bénévolat dans un accueil de jour, Ibrahima Barry a validé en 2018 un Master 2 Essap (économie sociale et solidaire et action publique). Il est aujourd’hui travailleur social, salarié à temps plein au service intégré d’accueil et d’orientation de l’Hérault (SIAO 34). Coordinateur de l’action football, il ne rate pas un lundi au stade, pour tendre à son tour la main à ceux dont il a désormais la charge. « Le foot, c’est ce qui rallie le plus, c’est vraiment universel, constate Anaïs Massé, monitrice-éducatrice au Cada Astrolabe. Les gens restent, et même ceux qui ont quitté la structure y reviennent. »
Mutualiser les énergies
Avant la création de La Boussole en 2008, les structures d’accueil finançaient le même type de loisirs et de projets culturels ou sportifs. Mais ceux-ci ne bénéficiaient au final qu’à un tout petit nombre et ne s’inscrivaient pas dans la durée, faute de public et de moyens matériels et humains. « Plutôt que d’agir chacun dans son coin, plusieurs travailleurs sociaux ont voulu réfléchir à une mutualisation des activités et des moyens, en regroupant les bénéficiaires », explique Emmanuel Chantebel, pilier du dispositif depuis l’origine.
Le collectif La Boussole, qui représente l’ensemble des associations de l’AHI sur Montpellier, a réussi à mettre en œuvre des actions communes de plus grande envergure et à les proposer à un public plus large. Dans l’esprit de la loi du 29 juillet 1998 imposant « l’égal accès de tous, tout au long de la vie, à la culture, à la pratique sportive, aux vacances et aux loisirs », ainsi que de celle du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. « S’unir donne plus de chances à nos démarches auprès des financeurs et des collectivités locales, confie Patrick Mbongue, autre cheville ouvrière de La Boussole depuis l’origine, aujourd’hui coordonnateur du CHRS L’Oustal. C’est aussi plus intéressant pour les intervenants. »
Les activités très ponctuelles des débuts (concours de pétanque, randonnées dans les Cévennes, sorties spectacles…) ont évolué assez vite vers des actions pédagogiques plus élaborées, avec des résultats probants. Ainsi, la première participation à un tournoi national, en 2011 à Paris, d’une équipe de foot constituée de travailleurs sociaux et de bénéficiaires a représenté un tournant important, suivi de challenges locaux interstructures et de rencontres annuelles « sport solidaire »… S’y est ajouté un partenariat conclu avec un théâtre pour monter un projet de spectacle et le présenter tous les deux ans au festival C’est pas du luxe !, à Avignon. Puis également la proposition d’ateliers d’écriture avec les pensions de famille d’Habitat et humanisme, avec, en ligne de mire, la publication d’un recueil des différents textes produits. « Dans les pensions de famille, on travaille beaucoup sur le maintien. L’écriture est un espace de liberté mais aussi d’émotions. Il faut que les participants soient en confiance », précise Patrice Théo, coordonnateur socio-culturel, responsable de ce projet depuis trois ans.
Salariée de la Compagnie Doré, Charlotte Pelletier s’occupe de l’atelier théâtre depuis avril 2021. Elle travaille sur une adaptation du mythe de Thésée et le Minotaure, qui sera aussi présentée à Avignon, en septembre. Le spectacle est coconstruit avec six comédiens dont l’un bénéficie d’un hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (Huda) et les autres résident en Cada, en CHRS, etc. Charlotte compose avec ses apprentis acteurs, entre ceux qui se rassurent en apprenant par cœur et ceux qui improvisent. « C’est un peu à la carte. Lucette, qui a un problème de mémoire, ne voulait pas revenir. Son rôle a été étudié pour elle : elle lit des textes et va chanter. » Ce n’est pas toujours simple. « L’idée est de jouer pour prendre une place. […] Ils prennent ce dont ils ont besoin pour s’épanouir ou pour lâcher prise. »
Claude Boldrini, qui passait de cure en cure à cause de ses addictions, est l’un des tout premiers bénéficiaires de l’atelier à avoir jouer en public, il y a dix ans. Après le théâtre il s’est mis au dessin. « J’étais inculte et tombé très bas. Le théâtre m’a remis l’ego à niveau. » Il a eu des petits rôles au cinéma, le dernier avec Bernard Campan, ainsi que dans la série Candice Renoir. « J’étais un prolo clochard. Grâce à La Boussole, je peux aussi parler de Tchekhov avec des gens instruits. »
L’esprit de corps qui s’est instauré au sein du collectif, mêlant candeur et volonté, n’a pas oblitéré la nécessité de s’organiser pour durer. Notamment en matière de droit du travail, de responsabilité, d’assurance, mais aussi de mise à disposition des salariés. Sous quel statut embaucher, pour combien d’heures par mois et avec quel forfait ? « Salariés d’une institution intervenant pour La Boussole, étions-nous sur un temps bénévole hors temps de travail ou dans ce temps de travail ? », explique Patrick Mbongue. Inscrit en tant qu’association en 2014, il a fallu dix ans au collectif pour se doter d’un statut juridique solide, en 2018. « Nous avons dû travailler sur la forme que l’on devait donner à notre collectif, et sur nos conventions aussi, chaque établissement ayant son propre fonctionnement. »
Depuis, les directions ou les chefs de service signent une convention avec leurs salariés membres de La Boussole pour leur permettre d’encadrer autant que possible les ateliers sur leur temps de travail, avec ou sans bénéficiaires de leurs propres structures. « Le quota d’heures mensuel peut varier selon l’organisme, en fonction de ses possibilités, et se répartir sur plusieurs de ses travailleurs sociaux », indique Patrick Mbongue. L’Oustal par exemple, dispose de 11 heures par mois à répartir entre trois salariés. « Toutes les heures à disposition ne suffisent pas pour maintenir tout ce que l’on fait. » Une « aventure humaine » qui nécessite un réel engagement, avec beaucoup de bénévolat, et un renouvellement régulier des membres du collectif.
Besoin de financement
Présent aux séances de football tous les lundis soir, Cyril Farnier est doté de 70 heures par an. Dans ce quota, il est censé pouvoir enregistrer, un mardi par mois, l’émission La Boussole qu’il a créée sur Radio Clapas, une des radios privées les plus écoutées de Montpellier. Soit deux fois une demi-heure d’antenne diffusée et podcastée. « Au départ, pointe-t-il, nous voulions casser les représentations, donner une autre image de ceux que nous accompagnons. » Et ce, en leur proposant un espace de parole qui parte de leurs compétences, de leurs souhaits ou de ce que les participants ont envie de partager. Certains viennent mettre en avant leur implication dans une association, parler de poésie, présenter un livre. Ou encore expliquer aux auditeurs ce qu’est un Cada, un accueil de jour, d’où viennent les demandeurs d’asile… « Pour des personnes qui ne peuvent pas aller vers l’emploi, rompre l’isolement et créer du lien va les propulser », estime Anaïs Massé.
Ainsi, début mai, Hassan, arrivé du Cameroun et suivi par une structure de premier accueil des demandeurs d’asile (Spada), est venu parler de sa musique, sorte de rap festif inspiré de son homologue américain. « Cela ouvre le champ des possibles. Nous sommes bien placés pour parler de la réalité des personnes en situation de précarité, observe l’éducateur. La radio peut même parfois constituer un outil thérapeutique. » A l’instar de ce grand consommateur de drogues de synthèse venu raconter sa dépendance, et chez qui la démarche a provoqué un déclic. « Retrouvant confiance en lui, il s’est lancé dans la peinture. Un an après, il est venu se présenter en tant qu’artiste », se réjouit Cyril Farnier. Le référent radio avoue accorder à cette activité beaucoup de son temps personnel. « Si je ne le fais pas, l’émission ne se fait pas », lâche-t-il.
Il en va de même pour la quinzaine de membres les plus actifs de La Boussole. Pouvoir remplacer régulièrement ceux dont la vie ou le poste évolue reste un objectif. Le travail réalisé au quotidien pour accompagner, trouver des fonds ou communiquer laisse peu de temps. « Toutes les structures sont sous pression. En CHRS comme en Cada, on a de plus en plus de places à gérer. Il faut aller toujours plus vite », prévient Patrick Mbongue. Pour assurer une pérennité, il faudrait un coordinateur à temps plein. Une personne s’en chargeait depuis septembre 2021 dans le cadre de son service civique, qui se termine en juin. Et, pour l’instant, les fonds nécessaires à la création d’un poste pluriannuel qui consoliderait l’édifice ne sont pas arrivés. Et avec des subventions annuelles de 10 000 € à 15 000 € pour financer les activités, le bénévolat a ses limites…
Actuellement, 19 travailleurs sociaux accompagnent les bénéficiaires de La Boussole, soit 200 personnes relevant de huit structures et d’une quinzaine d’associations : Adages, l’AERS, L’Avitarelle, Gammes, Gestare, Groupe SOS, Habitat et humanisme, Issue, le SIAO, des centres d’hébergement et de réinsertion sociale, des appartements de coordination thérapeutique, des pensions de familles, etc. Elles se sont appuyées jusqu’à présent sur le soutien d’une quarantaine de partenaires engagés, dont la Fondation Abbé-Pierre, Culture et sports solidaires 34, la Banque alimentaire de l’Hérault, ATD quart monde.