Actualités sociales hebdomadaires - Comment expliquez-vous l’omniprésence de la mort à la rue et le silence qui l’entoure ?
Yann Benoist : La mort à la rue est présente au quotidien. Toutes les personnes que j’ai rencontrées, qu’il s’agisse de celles sans domicile, des bénévoles, des travailleurs sociaux, font très rapidement face à des décès. Pourtant, cette réalité reste taboue. On évoque de temps en temps ses copains décédés sans s’y attarder, et surtout on n’échange pas vraiment sur la manière d’éviter la mort ou sur les dernières volontés des défunts. Les travailleurs sociaux, non plus, n’abordent pas le sujet. En parler sous-tend l’hypothèse que la personne ne va pas sortir de la rue, ce qui les renvoie à leur propre échec. Quelque chose demeure inconfortable pour eux.
Pourtant les travailleurs sociaux poursuivent leur accompagnement…
Les services de police n’ont pas nécessairement les moyens ou la connaissance pour remonter jusqu’aux familles. Souvent, ce sont les associations qui réalisent le travail compliqué d’identification car énormément de personnes à la rue ne se présentent pas sous leur véritable identité. L’accompagnement des funérailles ne fait pas, a priori, partie de leurs prérogatives. Néanmoins, beaucoup de professionnels s’en occupent et se retrouvent parfois désemparés face à un dispositif légal peu connu. La question des convictions religieuses est également complexe. Que fait-on lorsque l’on ignore les croyances d’une personne ? Le collectif Les Morts de la rue a créé des formations pour leur expliquer ce qu’ils ont le droit de faire, ce qu’il est possible d’exiger auprès d’une mairie, etc. Il arrive aussi que les travailleurs sociaux vivent mal le deuil, le percevant à la fois comme un revers affectif et professionnel brutal. D’autant que, paradoxalement, la mort survient quelquefois alors que le travail est entamé et qu’une sortie de rue paraît probable.
Quid des relations avec la famille ?
La rencontre est un moment délicat. La famille prend conscience que les bénévoles et les travailleurs sociaux ont parfois plus à raconter qu’elle sur son proche. Et les réactions sont variées : certaines sont contentes et rassurées par cette présence, qui va les aider à construire la mémoire du disparu, d’autres font un rejet, manifestant un sentiment de culpabilité. Tout ce qui rappelle le passé du sans-abri va alors vouloir être effacé. Il arrive aussi qu’éclate un conflit de légitimité avec les amis sans-abri du défunt. A la rue, on parle souvent de la famille en désignant des copains. Les rituels propres aux gens de la rue peuvent en outre choquer : verser une bouteille de vin sur le cercueil, s’alcooliser massivement… sont pour eux une très grande marque de respect. Le rite est malléable. Il pose des règles collectives importantes, mais chacun peut le transformer. Il dépend grandement de la participation des familles. Va-t-on essayer de laver la mémoire de la personne en ôtant les stigmates de la rue ou, au contraire, exalter ce qu’elle était à la fin de sa vie ? La famille voudra-t-elle de la présence des sans-abri et des bénévoles à l’enterrement ?
Quelle est l’importance de ce rite funéraire ?
Il permet de prendre conscience de la mort du proche. Pour la supporter, il faut déjà l’accepter. Sa deuxième fonction est mémotique. Il renvoie aux funérailles passées qui montrent qu’on est capable de faire face à cette épreuve. Les rites permettent aussi de marquer nos propres normes et valeurs en leur donnant une existence sociale et compréhensible. Nous ne savons pas vivre sans rites. Nous sommes des êtres de symboles. Nous avons besoin de les exprimer, en particulier devant des situations extraordinaires telles que la naissance ou la mort. Il demeure chez les sans-abri cette incertitude de savoir si ce travail aura bien lieu. Il leur est parfois difficile de se rendre aux funérailles d’un copain, notamment dans le cas d’addictions assez graves. Je pense à une personne morte dans sa tente sur l’ancienne Colline du crack à Paris. La majorité de ses amis ne pouvaient pas se rendre aux funérailles, parce que, dès le matin, ceux-ci cherchaient de l’argent pour s’acheter de la drogue. Les associations organisent leurs petits rituels pour compenser. Mais ces initiatives sont difficiles à mettre en place avec des groupes de sans domicile fixe généralement éclatés.
Comment les services publics s’emparent-ils de cette question ?
Quand la famille n’est pas présente, la mairie prend en charge les funérailles et assure la prestation de base, « hygiénique ». Les services funéraires se limitent souvent à un traitement du corps très aléatoire. Les soins ne sont pas toujours réalisés et il arrive que le corps soit très dégradé lors de la présentation. Tout dépend de la collaboration entre la mairie, les services funéraires et les associations. A Rennes, elle est très forte. Le collectif Dignité cimetière organise des cérémonies(1) et la mairie accorde des tombes dignes, qui ne sont pas situées dans un carré spécifique. A Marseille, la mairie n’est pas du tout participative : on peut trébucher sur des os, tomber dans des fosses, les noms ne sont pas nécessairement inscrits sur les plaques. Difficile, voire impossible, de se recueillir sur une tombe…
Nous ne sommes donc pas tous égaux face à la mort…
Force est de constater que non. Il suffit de se rendre à Thiais, en région parisienne, où se trouve le Jardin de la fraternité, qui accueille des personnes isolées, en grande majorité démunies. Vous verrez des plaques uniformes, beaucoup plus correctes qu’à Marseille, mais impersonnelles. Ce lieu est entouré de tombes magnifiques. Ici, les inégalités se lisent après la mort. Les pouvoirs publics prennent cette question en compte à partir du moment où ils y trouvent un sens particulier. Je décris justement l’enterrement de Johnny Hallyday, l’Etat ayant dégagé des fonds conséquents pour permettre à la ritualité de s’accomplir. Avec un mort jugé non rentable, l’Etat ne voit pas l’intérêt de s’investir davantage. Le problème est aussi le message renvoyé aux personnes encore vivantes. La plupart des sans-abri que j’ai rencontrés perçoivent le Jardin de la fraternité comme le « cimetière des clodos ». Ils me confient souvent : « Je serai enterré comme un chien. A quoi bon continuer de vivre ? » On a coutume de dire que ce qui caractérise l’être humain est d’enterrer ses morts correctement. Mais « si on ne le fait pas pour moi, cela ne veut-il pas un peu dire que je ne suis pas un être humain ? »