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« La suspicion autour des demandeurs d’asile empêche la parole »

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Professeure d’anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et psychologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), elle a publié avec Laure Wolmark dans la revue Plein droit du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), La parole en souffrance et son discrédit.

Crédit photo DR
Spécialiste des questions migratoires et du psychotraumatisme, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky estime que les violences subies par les demandeurs d’asile sont insuffisamment prises en charge en France. Afin que leur parole ne soit pas entachée de suspicion et discréditée par les autorités administratives, elle suggère de travailler différemment sur leurs récits de vie.

Actualités sociales hebdomadaires - Qu’est-ce que le psychotraumatisme et quels sont ses symptômes ?

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky : Le psychotraumatisme est un syndrome de stress post-traumatique qui recouvre un large spectre de symptômes chez les personnes qui ont été confrontées à la mort de manière très abrupte. Il relève de violences intentionnelles et non accidentelles. Il s’agit de viols, tortures, emprisonnements, crimes… qui vont vider de sens le monde de ces personnes, avec pour conséquence de les renvoyer à une solitude abyssale. Elles internalisent ces événements qui vont revenir en boucle. Leur psyché est emprisonnée dans le retour continuel de la mort, comme une espèce de film cauchemardesque qui les empêche de revenir à une vie normale.

Le psychotraumatisme peut s’exprimer par un phénomène de dissociation : la personne évolue dans un quotidien dans lequel elle n’est pas vraiment inscrite. En subissant les reviviscences, le retour en images de l’horreur. Mais aussi des symptômes autour de l’évitement de lieux, de couleurs, d’odeurs, qui rappelleraient la situation vécue… Le tout très fréquemment accompagné de troubles du sommeil, de dépression, de manifestations cognitives telles que la perte de connaissance, et bien d’autres phénomènes encore.

Ces troubles sont-ils pris en compte chez les demandeurs d’asile ?

En France, toute la demande d’asile est bâtie autour du récit. On demande à des personnes ayant vécu des choses terribles de raconter leur histoire à l’écrit et à l’oral auprès de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) et de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile). Pour répondre aux attentes de ces institutions, elles doivent fournir une narration suffisamment claire et formatée.

Il y a là, évidemment, un paradoxe, car des personnes très traumatisées et épuisées, arrivant en France sans repères communautaires ou culturels et dans un état de dénuement psychique et matériel extrême, ne sont pas en capacité de fournir un récit fluide, organisé et chronologique. Elles ne comprennent pas bien ce qu’on leur demande, il est donc très compliqué d’obtenir d’elles ce qui est attendu comme preuve. Certaines sont même murées dans le silence et incapable d’en sortir. Surtout, le cadre dans lequel l’administration les met est dominé par un système de suspicion qui empêche la parole. Le problème du psychotraumatisme est qu’il est plus difficile à prouver qu’un cancer ou une maladie inflammatoire.

Comment la machine administrative prend-elle en compte cette situation ?

Il faut revenir en 2016, année d’un changement dans la loi. Jusqu’à cette date, les personnes malades pouvaient demander à rester en France pour bénéficier de soins spécifiques, dans le cas d’une maladie d’une exceptionnelle gravité ou qui ne peut être traitée dans leur pays d’origine. Le psychotraumatisme entre dans cette catégorie. Il serait d’un cynisme sans nom de demander à une personne qui a été torturée à Kinshasa de retourner se faire soigner dans l’hôpital voisin du lieu de ses tortures.

Or, il y a six ans, la loi a transféré l’examen et l’avis sur la situation médicale des demandeurs d’asile, auparavant confiés aux médecins des agences régionales de santé, à un collège de médecins de l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration), c’est-à-dire à une administration dépendant du ministère de l’Intérieur. Depuis, le taux de refus des médecins examinant ces cas a explosé. Ce sont ensuite les préfectures qui traitent les demandes, et celles qui ont reçu un avis défavorable des médecins de l’Ofii n’aboutissent pas. C’est terrible pour les exilés d’entendre leur parole mise en doute par le corps médical.

En 2018, avec la loi « asile et immigration », le droit au séjour a été encore plus restreint. On exige désormais de la part des primo-arrivants qu’ils déposent simultanément une demande d’asile et une demande pour soins. Comment une personne avec un parcours migratoire épouvantable serait-elle en mesure d’identifier qu’elle est malade et qu’elle a besoin de soins ? Ces règlements sont d’autant plus absurdes que les personnes qui arrivent sur le sol français ne partent pas. Je ne vois pas l’intérêt de les précariser et de les invisibiliser.

Que préconisez-vous pour favoriser la prise en charge du psychotraumatisme ?

D’abord, davantage de collaboration. Les institutions de l’asile auraient beaucoup à gagner à écouter l’hôpital lorsque la prise en charge dure plusieurs mois. Je suis persuadée, après treize ans de travail sur cette question en milieu hospitalier, que toute l’histoire des demandeurs d’asile ne peut être dite, car empreinte de trop de violence. Il faudrait donc réfléchir à une nouvelle manière de travailler sur les récits de vie. Des réformes sont nécessaires.

Enfin, si l’on veut être pragmatique, il faut prendre en compte le coût social et économique de renvoyer – ou de tenter de renvoyer – les demandeurs d’asile, bien plus important que celui de mettre à disposition plus d’interprètes, d’essayer de les intégrer davantage et surtout de leur permettre de travailler. Tous désirent avoir une activité. Il est dommage d’écraser leur élan et de faire de ces personnes des fardeaux sociaux.

Que raconte l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens au regard de cette question ?

Ce qui se passe avec les Ukrainiens montre qu’on peut recevoir et qu’on en a les moyens. On constate par ailleurs à quel point la sélection est culturelle : il n’y a aucun problème à accueillir des chrétiens blancs plutôt que des musulmans d’Afrique ou d’Orient. L’accueil est très racialisé.

Les Ukrainiens bénéficient de trois éléments inédits pour les migrants : un droit de séjour immédiat, un logement et un accès aux soins inconditionnel. Les services d’urgence médico-psychologiques ont été extrêmement sollicités, alors qu’une première évaluation n’avait même pas été réalisée. Je pense que les ressources d’accueil mobilisées vont éviter de nombreux traumatismes et, notamment, l’enlisement dramatique de personnes qui ne sont pas logées, qui n’ont pas le droit de rester sur le territoire, qui sont suspectes et n’ont pas d’accès aux soins. On va enrayer tout un spectre de maladies psychologiques. Ecraser politiquement et administrativement les personnes qui arrivent en France n’a aucun intérêt.

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