Actualités sociales hebdomadaires - Dans votre livre, vous vous attachez aux « petites » inégalités plutôt qu’aux « grandes ». Pourquoi ?
François Dubet : Chacun s’accorde à dénoncer les inégalités qui opposent les 1 % ou les 0,1 % les plus riches au reste de la population. Il y a là quelque chose d’à la fois abstrait et un peu démagogique. Cet écart criant ne dit rien des disparités qui traversent la vie sociale ordinaire et qui apparaissent décisives pour les gens. Et la guerre aux très grandes inégalités, si nécessaire soit-elle, suppose d’abord que nous soyons capables de lutter contre les « petites », qui séparent tous les jours près de 99 % des individus : inégalités de revenus, de rentes, de sécurité, urbaines, territoriales, scolaires, etc. Elles affaiblissent tellement la solidarité que les plus démunis ne votent plus, sinon pour les droites extrêmes, que les colères populaires n’ont pas de perspectives politiques, que les plus pauvres et les immigrés deviennent des ennemis. Or l’égalité appelle des sacrifices de la plupart de la population, et pas simplement d’une minorité ultra-riche. Elle exige que chacun soit prêt à payer pour d’autres qui n’ont rien à faire avec lui.
À quoi attribuez-vous cette situation ?
Nous pourrions être tentés de l’expliquer par les « trahisons » des gauches, leur abdication face à la mondialisation libérale. Ce serait passer sous silence une mutation essentielle : la transformation du régime des inégalités sociales. Auparavant, celles-ci étaient perçues comme des inégalités de classe. Aujourd’hui, elles se multiplient et s’individualisent. Elles sont recouvertes par une somme d’expériences singulières dans lesquelles chacun se sent inégal « en tant que » salarié, précaire, jeune ou vieux, homme ou femme, diplômé ou pas, homosexuel ou hétérosexuel, vivant ici ou là, appartenant ou non à une minorité discriminée… Comme des isolats hors du monde commun. L’individualisation est d’autant plus forte que les destins sociaux, longtemps perçus comme des fatalités, sont remplacés par des parcours individuels vécus comme incertains. La production des inégalités est comme transférée sur les personnes. Alors que les inégalités de classe engendraient des consciences collectives, le régime des inégalités multiples est vécu comme une série d’épreuves individuelles. Chacun se demande ce qu’il vaut et dans quelle mesure il est responsable de ce qu’il subit. Plus exposé, l’individu est aussi plus désarmé. Les débats se transforment en querelle des identités. La « vieille » gauche voulait réduire les inégalités entre les positions sociales. Désormais, les individus veulent avoir les mêmes chances de réussir. La justice sociale devient un challenge équitable.
Cette transformation explique-t-elle la montée des populismes ?
Historiquement, les organisations syndicales fédéraient les revendications. Le déclin de la société salariale, et notamment du mouvement ouvrier, a mis à mal la justice sociale et la solidarité. La société industrielle n’a pas disparu : il existe toujours des usines, des ouvriers et des patrons, mais la notion de « classes sociales » a perdu de sa consistance. Nous sommes passés, en quelque sorte, des classes aux individus. Pour autant, le nouveau régime d’inégalités n’a pas encore construit sa propre grammaire. Nous assistons à une multiplication des colères, accentuée par les réseaux sociaux et par la disparition des filtres et des organisations qui canalisaient l’action collective. Chacun vit dans sa bulle d’information, peut accéder à la parole publique et avoir l’impression d’être un mouvement social à lui tout seul. Les indignations explosent et ont du mal à se transformer en programmes d’action. En opposant le peuple aux élites supposées homogènes et toutes-puissantes qui l’accablent, les populismes tentent de répondre à ce phénomène de fractionnement des inégalités et du sentiment de mépris qui en découle pour ceux qui se sentent non représentés et invisibles. La défiance devient la règle. Le langage d’avant, de l’exploitation, est remplacé par celui de la discrimination.
Comment analysez-vous le mouvement des « Gilets jaunes » ?
Leur lutte a concentré toutes les caractéristiques engendrées par le nouveau régime d’inégalités multiples. Les « gilets jaunes » ne sont ni la classe ouvrière, ni les pauvres des banlieues, des villes et des campagnes… Ils vivent à la périphérie des villes et sont obligés de se déplacer pour travailler. Employés, ouvriers, artisans, commerçants, précaires, ce sont des salariés fragiles dont les équilibres ne tiennent qu’à un fil : une panne de voiture, une séparation, une maladie, une perte d’allocation, etc. Peu diplômés, ils sont les perdants de la mondialisation, les victimes des inégalités territoriales, ceux qui se pensent oubliés des politiques publiques. Mais la durée du mouvement n’a engendré ni leaders reconnus ni demandes politiques stabilisées. Il n’y a pas eu une incarnation mais plusieurs incarnations successives. Les gens n’ont parlé que pour eux-mêmes : femme seule chargée de famille, entrepreneur épuisé, retraité isolé, etc. Chacun a été le défenseur de sa propre cause. Les « gilets jaunes » avaient une sensibilité populiste mais les tentatives de récupération ont connu un succès limité. Sous des formes et des prétextes différents, ce type de révolte n’est pas prêt de s’éteindre.
Quand clivages sociaux et identités ne se superposent plus, comment repenser la solidarité ?
Nous avons redécouvert l’interdépendance fondant la solidarité lors du premier confinement, quand les « derniers de cordée » – les éboueurs, les routiers, les caissières… – se sont révélés plus utiles à la collectivité que les « premiers de la classe ». Mais dans le système actuel, où chacun vit les inégalités comme une épreuve personnelle, renforçant les sentiments de honte et de culpabilité, les solidarités se sont affaiblies ou ne surgissent souvent que de manière sélective : les migrants, les pauvres, ceux qui s’avèrent très différents. Car avec l’idée d’égalité méritocratique des chances, tout le monde est censé pouvoir s’élever socialement. Chacun est devenu le concurrent de l’autre, le témoin et le militant de « son » inégalité, au risque de la vivre comme un traitement injuste, une volonté ciblée de nuire. La croyance dans le mérite assure la légitimité des vainqueurs de la compétition. Plus on est diplômé, plus on a des revenus élevés et plus les inégalités sociales paraissent justes. Aucun devoir de solidarité ne s’attache à ceux-là puisque tout repose sur la fiction d’une égalité initiale. Un des grands enjeux d’une société solidaire est de reconstruire la représentation démocratique afin que chacun se sente pris en compte. Cela passe par une meilleure lisibilité des mécanismes de transferts sociaux. Actuellement, personne n’a la moindre idée de ce qu’il donne et de ce qu’il reçoit. La méritocratie, elle, peut déboucher sur un monde plus « juste » du point de vue de chaque individu à condition qu’il gagne, et sur une société plus inégalitaire et moins solidaire encore.