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Eco-féminisme : « Le peuple des femmes n’est pas l’envers de celui des hommes »

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Après une enquête co-écrite sur « la fin de l’hospitalité » en 2017, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc publient Le peuple des femmes sur les pratiques féministes contemporaines (éd. Flammarion, 2022).

Crédit photo Astrid Di Crollalanza/Flammarion
Respectivement spécialistes des mouvements féministes et de l’exclusion sociale, les philosophes Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc ont réalisé un tour du monde à la rencontre des mouvements féministes qui émergent depuis plusieurs années. Entretien d’une seule voix.

Actualités sociales hebdomadaires - Quel a été le point de départ de votre ouvrage « Le peuple des femmes » ?

Les auteurs : Nous avions noté depuis plusieurs années une évolution des mouvements féministes, pas seulement en France mais dans le monde entier. La manifestation contre les violences sexistes et sexuelles de novembre 2018 a été un élément déclencheur. Au-delà du mouvement #MeeToo, nous nous sommes rendu compte que cette marche était connectée à de nombreuses autres. Le projet a donc tout de suite été de considérer la question des féminismes de façon transnationale.

Vous laissez une large part aux mouvements « du Sud » et à l’éco-féminisme. Pour quelles raisons ?

Ce n’était pas un parti pris de départ mais vraiment l’un des apports principaux de notre enquête de terrain. En prenant des points d’appui dans des régions du monde très différentes, à la fois en Argentine, au Burkina Faso, en Corée, en Allemagne, en Inde, nous avons conclu qu’il n’y avait pas de raison de poser la préséance d’un féminisme « du nord » sur un féminisme « du sud », mais qu’il existe des rapports différents à l’émancipation. Concernant l’éco-féminisme, nous avons voulu mettre en lumière les combats de certaines populations autochtones et le rôle pré­éminent des femmes dans les mouvements de lutte menés à la fois contre la déforestation, pour la protection des terres et pour la protection des corps. En même temps, c’est aux Etats-Unis qu’a été publié en 1980 l’ouvrage éco-féministe fondateur de Carolyn Merchant : La mort de la nature. Nous avons été très intéressés de voir comment se construisent des affinités par-delà les frontières.

L’anticapitalisme serait-il le point commun à ces mobilisations ?

Nous expliquons que, considérées comme subalternes dans toutes les parties du monde au nom d’une différence sexuée, les femmes ont plus de raison de se méfier du capitalisme que beaucoup d’hommes. L’enjeu n’est pas de construire un lien essentialiste entre les femmes et la critique du capitalisme, mais de montrer que, par leur position secondaire, les femmes sont plus à même d’être du côté d’une critique de l’ordre existant, qui est à la fois capitaliste et patriarcal. Ce qui renvoie à notre titre un peu provocateur : le peuple des femmes n’est pas l’envers du peuple des hommes. C’est la construction d’une forme d’affinité transnationale, c’est le fait d’agir collectivement et, au nom de cet agir collectif, d’envisager un avenir meilleur dans la perspective d’une émancipation de l’ordre établi.

Vous développez la notion de « contrat sexuel et social »…

Est concernée ici l’histoire de l’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, une période au cours de laquelle l’idée d’une communauté politique sur la base d’un contrat social a été élaborée. Les hommes sont alors devenus des sujets politiques, pas les femmes. Au même moment s’est mis en place un partage entre, d’un côté, la citoyenneté, l’espace public et politique, et, de l’autre, l’espace privé familial réservé au sexe féminin. Ce contrat a créé une subordination juridique, politique et sociale des filles. Il est à l’origine d’un droit des hommes à disposer librement des femmes, de leurs corps et de leur vie. C’est aussi là que le soin, le « care », devient une affaire privée. Ce qui revient dans le féminisme depuis quelques années, c’est bien cette idée qu’il faut revoir le partage entre le public et le privé et, plus largement, repenser l’importance des activités de soins.

Pourquoi envisager la nécessité d’une nouvelle « justice de genre » ?

Dans les assemblées féministes, l’affirmation d’une autre justice se construit. Nous parlons de « justice de genre » car la justice actuelle fonctionne sur un genre de la justice : sous une apparente neutralité, elle est empreinte de tout un ensemble de préjugés. Ceci explique, par exemple, que toutes les plaintes pour violences sexuelles ne sont pas traitées ou, à l’inverse, les jugements de garde d’enfants rendus largement en faveur des femmes en cas de séparation. Mais la notion de « justice de genre » doit aussi s’entendre d’un point de vue transnational. Non seulement, le peuple n’est plus le monopole des hommes mais la justice sociale qui le sous-tendait, et qui s’organisait selon la redistribution des richesses, ne peut plus occulter les redistributions genrées. Libérer l’avenir passe par une critique du droit tel qu’il est pratiqué dans les différentes cours de justice du monde. Dans le cas de l’ex-Yougoslavie, les femmes ont estimé que le Tribunal international de La Haye ne leur avait pas rendu justice car il a considéré les crimes de guerre commis sur les femmes – viols, assassinats – comme étant des crimes au même titre que les autres. D’une certaine manière, il les a étouffées. Or, quand les femmes en appellent à une justice de genre, elles ne sont plus seulement des victimes mais revendiquent une puissance, une place qui doit leur être reconnue.

À quoi correspondent la défection, la prise de parole et la loyauté que vous évoquez ?

Nous avons essayé de faire un état des lieux des configurations féministes autour de ces trois grandes références basées sur le livre de l’économiste Albert Hirschmann, Défection et prise de parole. Pour exprimer leur mécontentement et interrompre la conduite de loyauté, synonyme de soumission, les groupes publics ont le choix entre la défection hors de l’institution (exit) et la prise de parole à l’intérieur de l’institution (voice). Longtemps, les femmes ont été loyales envers les hommes. Le féminisme de l’exit nous est apparu comme une manière de prendre la voix. Que se dit-il dans un mouvement tel que #MeToo ? Nous observons que les voix qui s’assemblent et forment un peuple affirment de nouvelles manières d’exister qui subvertissent les anciennes loyautés. Ce raisonnement s’applique à toutes les minorités dominées. Nous parlons d’un peuple de « femmes+ » car les homosexuels, les lesbiennes, les intersexes, les trans font advenir d’autres formes de vie, pas forcément binaires. Ils font vaciller la cage en changeant de cage, ce qui la vulnérabilise.

Certains jugent ces mouvements excessifs, pour ne pas dire extrêmes…

Nous avons beaucoup réfléchi à cette question, étant qui plus est femme et homme. Le but n’est pas de faire sécession mais de créer les conditions d’une vie commune entre hommes et femmes.

Nous avons montré que la séparation, le fait de claquer la porte pour se constituer comme groupe de prise de parole et construire une puissance féministe, représente parfois la condition sine qua non pour revenir vers la société. Ces mouvements font peur aux pouvoirs qui n’ont aucun intérêt à la remise en question de ces formes de vie extrêmement stéréotypées. Plus nous sommes dans la possibilité de vies multiples, plus la réaction réactionnaire risque de s’organiser.

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