Recevoir la newsletter

Psychiatrie : à la rencontre des personnes sans abri

Article réservé aux abonnés

Claire Pétavy, infirmière, s'informe de l'état de santé d'une personne à la rue

Crédit photo Marta NASCIMENTO
Invisibilisation, décompensation, décès. Chaque jour, les équipes mobiles psychiatrie-précarité de Paris accompagnent des personnes à la rue pour tenter de les raccrocher à un parcours de soins. Un travail sanitaire et social confronté au manque global de moyens déployés pour ce public.

« Joseph a été retrouvé mort hier. » Un malaise cardiaque. Connu par les maraudeurs de Paris depuis 2002 et réputé agressif, ce quinquagénaire avait multiplié, ces vingt dernières années, des séjours entre la psychiatrie et la prison. Lui-même agressé, Joseph(1) avait quitté l’hôpital fin août sans finir de traiter sa jambe meurtrie. Aucun effort des travailleurs sociaux ne l’avait convaincu d’y retourner. L’un de ses amis aurait, selon lui, été amputé quelques semaines auparavant. La visite planifiée, en ultime recours, des équipes de Médecins du monde ne pourra donc avoir lieu. « C’est mon second décès en un mois et demi », constate Jean-Michel Perret-Blanc dans la grisaille automnale. Cet éducateur spécialisé connaît bien la violence – et la létalité – de la rue. Depuis de nombreuses années, il travaille en binôme avec une infirmière au sein de l’équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP), couvrant actuellement les XIe et XIIe arrondissements ainsi que le bois de Vincennes pour le groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie et neurosciences (GHU Paris).

Emmitouflé sous son long imperméable noir, les cheveux abrités sous une casquette de sport, l’homme arpente chaque jour quelque 10 à 15 km à pied à la rencontre des sans-abri dont il a reçu le signalement. Sa tournée, ce jour-là, commence à la gare de Lyon. A l’extérieur, accolés aux glissières de sécurité en béton, des cartons s’empilent, loin des regards empressés des voyageurs. Jean-Michel Perret-Blanc s’arrête. « Personne ne voit qu’il y a quelqu’un dessous », observe-t-il. « Il est bien là », le renseigne un agent de la sécurité de la SNCF posté à dix mètres de distance. « Il ne sort quasiment plus depuis deux semaines », s’inquiète l’éducateur. Malgré ses appels, de longues secondes s’écoulent sans que l’homme, en rupture de soin et présentant des difficultés cognitives, ne manifeste de signes de vie. « Je vais devoir soulever le carton pour vérifier que tout va bien », lance le travailleur social à travers la cloison cartonnée. L’homme esquisse enfin un mouvement, se plaignant de douleurs à la tête et de difficultés à dormir. « C’est un sarcophage. Il faut s’assurer de son bon état de santé. La survie, c’est au quotidien », souligne le travailleur social, prévoyant de revenir rapidement sur le site, accompagné d’une équipe médicale. « La priorité est souvent la veille sanitaire. Les invisibles sont les profils qui m’inquiètent le plus », indique-t-il. Une telle situation peut s’avérer alarmante. Deux ans plus tôt, une équipe de maraude s’était finalement décidée à ouvrir une tente au bois de Vincennes, pour y trouver un cadavre, le crâne et la jambe rongés par les rats.

La première équipe mobile psycho-sociale est née à Paris en 1998, sous l’égide du fondateur du Samusocial de Paris, Xavier Emmanuelli. L’initiative partait du constat qu’un nombre important de personnes en situation de grande exclusion présentaient des troubles psychiatriques ou des souffrances psychiques nécessitant une prise en charge spécialisée. Dix ans plus tard, l’une de leurs enquêtes confirmait ces observations : un tiers des personnes à la rue seraient atteintes de pathologie mentale. Depuis 2016, les cinq EMPP parisiennes dépendent des hôpitaux, coordonnées par le psychiatre Alain Mercuel, chef du pôle « psychiatrie-précarité » du GHU. Toujours constituées en équipes pluridisciplinaires (médecin, infirmiers et travailleurs sociaux), elles sont chargées d’aider directement les sans-domicile fixe, mais également les professionnels de première ligne, en maraudes et en lieux d’accueil. Difficile, cependant, de mesurer l’ampleur des besoins. Sur la seule zone de Jean-Michel Perret-Blanc, 550 personnes à la rue ont été officiellement recensées lors de la dernière Nuit de la solidarité, dont 200 nécessitant potentiellement un suivi spécifique en santé mentale. Un chiffre bien en deçà des réalités, d’après les acteurs de terrain.

Pourtant, malgré les nombreuses demandes des partenaires, les EMPP peinent à s’étoffer, voire à maintenir leurs effectifs, dans un secteur de la psychiatrie en pleine crise et face à des requêtes parfois jugées non prioritaires par les pouvoirs publics. Responsable de zone au sein du service de coordination des maraudes parisiennes du Samusocial de Paris, Corinne Taieb insiste : « Ils n’ont pas suffisamment de moyens, en amont et en aval. L’équipe n’est pas suffisamment étoffée. Une personne qui tombe à la rue va nécessairement sombrer à un moment donné et avoir besoin de ces équipes. » La professionnelle déplore la disparition des tournées de nuit. « C’est un vrai regret. Nous n’arrivons pas à toucher certaines personnes en journée car elles se cachent. »

Embûches

Résultat ? L’équipe de Jean-Michel Perret-Blanc se heurte à une double exigence : une multitude de demandes pour une approche des plus délicates, dans une temporalité bien à elle. « C’est de la dentelle, décrit Corinne Taieb. Il faut laisser le temps au temps, sans brusquer les choses. » L’éducateur confirme : « Oui, il y a une urgence sociale, mais il faut aussi que la personne chemine face à cette proposition d’accompagnement. On opère avec des bouts de ficelle. Le travail dure des mois, parfois des années. » L’enjeu premier restant souvent de retracer les parcours et de remonter les histoires. A l’image de cet homme sous les cartons, nombreux sont ceux présentant des « identités farfelues ». Jean-Michel Perret-Blanc se souvient d’« Alain Delon » ou de « Dark Vador ». « C’est comme un puzzle, un travail d’investigation. Cela passe par la parole, l’empathie. » Charge alors à lui et à ses partenaires de nouer un lien de confiance assez solide pour en apprendre davantage sur le cheminement des personnes et lancer des procédures d’accès aux droits. Si tant est que cela soit possible.

Dans l’enceinte de la gare, Ingrid se trempe les doigts dans un gobelet d’eau de javel, à quelques mètres des trains en partance. Persuadée d’être persécutée par son pays, cette femme allemande attend sans bouger depuis plus d’un an un train pour New York. Ingrid est confrontée à « un gros problème administratif », explique Jean-Michel Perret-Blanc. Sa tutelle ayant été levée en Allemagne, le consulat ne mènera aucune démarche pour la prendre en charge. Seules des mesures d’hospitalisation, en cours, favoriseraient la remise en place d’un suivi en France. En attendant, c’est l’impasse. Dans un mélange d’anglais, d’allemand et de français, elle disserte, oscillant entre la situation économique allemande et le mythe littéraire de Tristan et Iseut.

Autre difficulté : dépasser l’image de l’institution. « La psychiatrie n’est jamais la première demande. Les personnes sont restées sur d’anciennes représentations, avec des camisoles de force, par exemple », explique le professionnel. Dissimulé sous une cage d’escalier, à l’arrière de la gare de Lyon, Victor se montre ainsi régulièrement hostile à l’égard des équipes : « Il nous a clairement identifiés “psy”, c’est compliqué. Il y a un mois et demi, nous avons dû le faire hospitaliser sous contrainte, sinon il serait mort. »

Travail en réseau

A deux kilomètres de la gare, le centre d’hébergement d’urgence (CHU) Popincourt, du Samusocial, accueille 13 personnes auparavant suivies par l’EMPP. De précieuses places accordées à des profils bien précis. « Nous sommes obligés de conditionner les demandes d’hébergement à l’accompagnement vers le soin, précise Jean-Michel Perret-Blanc. Il faut que leur projet soit suffisamment solide pour permettre leur intégration. Sinon, cela va être un échec pour tout le monde. » Pierre Joubert, responsable du centre, partage ce constat : « C’est la limite du dispositif. Ici, nous avons des personnes très autonomes. » La transformation, à la fin des années 2000, des CHU en centres de stabilisation aurait éloigné, selon lui, les publics les plus marginalisés. « On est passé d’un public accueilli en urgence à des personnes habitant ici. Cela demande de vivre en collectif. Avec la stabilisation, nous avons perdu tous les grands exclus car ils ne peuvent plus arriver sans préparation. »

Didier réside depuis un an dans une chambre à Popincourt. Depuis cet été, il ne prend plus ses médicaments. Ses idées noires deviennent plus fréquentes. Mais aucun lit d’hôpital n’est disponible pour l’accueillir. Le risque, à terme, est le retour à la rue. Aux côtés de l’infirmière Claire Pétavy, l’éducateur s’approche doucement. Assis sur un banc, voûté, l’ancien diplômé de philosophie enchaîne canettes de bière forte et cigarettes. Sa parole se libère progressivement. Les conversations badines viennent peu à peu remplacer les propos sombres et le ton agressif. A l’issue de leur discussion, ses traits se détendent. Il ne s’oppose pas à rencontrer prochainement son médecin.

Didier avait été signalé à l’EMPP par la maraude d’intervention sociale « Charonne », de l’association Oppelia, qui compte quatre travailleurs sociaux salariés et des bénévoles opérant en soirée. Alliée privilégiée dans le XIe arrondissement, « Charonne » bénéficie de formations continues de l’EMPP pour mieux connaître et repérer les situations relevant de la psychiatrie. « Nous rencontrons en maraude de plus en plus de publics souffrant de pathologies, pour lesquels nous ne sommes pas formés, explique Marie-Honorine Laurand, travailleuse sociale. Un regard expert sur ces situations est un vrai atout. » « Charonne » est l’une des 12 maraudes professionnelles opérant dans la zone de Jean-Michel. Viennent s’y ajouter des maraudes bénévoles et des unités spécialisées telles que la brigade d’assistance aux personnes sans abri (Bapsa) de la préfecture, l’unité d’assistance aux sans-abri (Uasa) de la mairie ou le recueil social de la RATP.

En attendant l’hiver

Reste que pour toutes ces équipes de première ligne, en ce mois de novembre, l’inquiétude règne. L’hiver approche, avec les risques associés. « On nous a annoncé que très peu de places d’hébergement hivernale seraient ouvertes », regrette Marie-Honorine Laurand. « Depuis le début de la crise sanitaire, l’Etat a employé les grands moyens pour fournir une réponse satisfaisante, ajoute Corinne Taieb. Mais aujourd’hui, nous voyons bien que les robinets se ferment. Cette année sera la première depuis la création de la “période hivernale” où il n’y aura plus de places créées. Hormis un plan “grand froid” dans des structures de mise à l’abri, il y aura très peu de sorties de rue » L’unique option sera donc probablement des accueils de nuit en dortoirs regroupant, en espace contraint, quelques dizaines de sans-abri.

Dans la « file active » de Jean-Michel Perret-Blanc, une vingtaine de personnes sont actuellement en attente d’hébergement. Mais pour Frédéric, « pourchassé par les communistes » au bois de Vincennes, pour Adam, qui « va très bien », pour Victor, qui s’abreuve de liquide pour laver les vitres, pour Ingrid qui attend son train, pour l’homme sous les cartons, les prochains mois vont être rudes. « Ce qui me pose question, c’est l’après. On ne peut pas soigner quelqu’un à la rue. Mais comment travailler un projet de sortie d’hospitalisation quand nombre d’entre eux partent au bout de deux jours ? », observe Emma Amblard, qui accompagne Jean-Michel Perret-Blanc une fois par semaine, dans le cadre de son stage pour son diplôme d’éducatrice. L’éducateur souligne : « Beaucoup sont soit trop malades, soit pas assez. Il y a besoin d’un accompagnement spécialisé, d’hébergements adaptés. Mais les places sont rares, mis à part quelques appartements thérapeutiques. » Finalement, Corinne Taieb émet un souhait : « Il faudrait réunir tous les acteurs – ARS [agence régionale de santé], Drihl [direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement], associations, unités spécialisées – et réinterroger ensemble cette problématique spécifique. »

Notes

(1) Les prénoms des personnes sans abri ont été modifiés.

Reportage

Insertion

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur