« Bienvenue dans mon antre », lance malicieusement Christophe(1) en poussant la porte de son trois-pièces cossu d’une petite ville à 30 km de Strasbourg. A peine a-t-il connecté son ordinateur à la ligne de SOS Amitié que celui-ci n’arrête plus de sonner. A 72 ans, le professeur d’allemand à la retraite est écoutant bénévole depuis dix ans de l’association SOS Amitié Strasbourg. Comme 12 des 40 autres bénévoles, il s’est porté volontaire fin mars pour basculer en écoute à domicile et optimiser ainsi ses capacités d’intervention. Car, depuis le début de la crise sanitaire, les appels aux numéros de SOS Amitié explosent. Pour cause, le ministère de la Santé ayant fait de la ligne l’un des relais de la ligne d’écoute nationale Covid-19. L’idée était que l’association, au même titre que d’autres organisations reconnues d’utilité publique comme la Croix-Rouge, puisse si besoin prendre en charge des personnes en grande détresse.
Depuis son salon en Lorraine, Marguerite l’assure : « Décrocher le téléphone, c’est toujours entrer dans un nouvel univers. » Elle est même convaincue que « si des auteurs comme Balzac ou Zola avaient été à SOS Amitié, ils auraient pu écrire une nouvelle histoire après chaque appel ». La bénévole de 72 ans, ex-déléguée médicale pour un laboratoire pharmaceutique, est écoutante depuis près de deux ans. Résidant à une heure et demie de route du poste d’écoute de SOS Amitié à Strasbourg, la possibilité de répondre aux appels depuis son domicile l’a soulagée. Les premiers mois de l’épidémie, elle avait, comme beaucoup d’autres, interrompu son bénévolat car elle estimait trop risqué de poursuivre ses déplacements en transports en commun. « Comme j’habite loin, je concentrais mon temps au poste, se justifie-t-elle. L’écoute depuis chez moi me permet d’effectuer des vacations de nuit bien plus facilement. De toute façon, je suis insomniaque. »
De son côté, Christiane avait également suspendu ses écoutes au début de la Covid-19. « Ma mère, très âgée, a dû rester confinée chez elle. J’avais de fortes angoisses moi-même et n’aurais pas été capable d’entendre aussi celles des autres, confie-t-elle, assise dans la salle de réunion de l’appartement de SOS Amitié de Strasbourg. Quand j’ai vu qu’elle vivait correctement la situation, j’ai pu reprendre. » Pour cette retraitée de l’enseignement, pas question de renoncer au poste d’écoute dans les locaux de l’association : « J’aurais eu l’impression de faire entrer la détresse chez moi. J’ai besoin de cloisonner. Ici, c’est comme une bulle. »
Coronavirus ou pas, les personnes atteintes de troubles psychiatriques sont aujourd’hui le premier public de SOS Amitié. « Beaucoup nous appellent sur les recommandations de leur thérapeute ou de leur hôpital de jour afin de patienter entre deux rendez-vous », souligne Christiane. Comme pour beaucoup de personnes en souffrance psychique, l’entourage a du mal à prendre en charge leur douleur au long cours. « Nous sommes souvent les dernières personnes encore disposées à les écouter », pointe Christiane. Et, en temps de confinement, le phénomène s’est amplifié. « On a déclaré que les psychiatres et les psychologues de ville continuaient d’assurer leur consultation mais, dans la pratique, beaucoup de patients se sont retrouvés sans recours. Dans de nombreux cas, l’association a été là pour pallier », prévient Thérèse Jauffret-Hilbold, responsable de la communication de SOS Amitié Strasbourg.
Le nouveau procédé d’écoute à domicile a permis aux bénévoles restés mobilisés de prendre la moitié des appels, contre le tiers, voire parfois le quart, en temps normal. Pour ce faire, la fédération nationale de SOS Amitié a dérogé dans l’urgence à ses usages : l’écoute anonyme au sein de ses locaux. Une première en 60 ans d’existence ! Deux semaines après le début du confinement, sur 1 600 volontaires nationaux, 600 étaient équipés d’un logiciel de routage anonymisé utilisable depuis chez eux. Gage de confidentialité et de sécurité, l’anonymat est un principe essentiel de la charte de SOS Amitié. Maintenu après le déconfinement de juin, le dispositif reste pour l’instant temporaire, l’ensemble des bénévoles des 45 associations régionales devant encore se prononcer sur sa pérennité lors d’une consultation nationale à venir.
Une écoute à domicile plus souple
Christophe votera pour. « Au lieu de devoir annoncer mes horaires de présence au poste des semaines à l’avance, je peux prendre des appels quand j’en ai envie, à toute heure, surtout la nuit, selon ma disposition d’esprit et ma forme physique », se félicite-t-il. Cela lui a permis de passer de 15 à 30 heures d’écoute par mois. Les outils restent les mêmes : « SOS Amitié est une école de l’attention à l’autre et de l’humilité », prévient le veuf. Loin de la thérapie, les écoutants sont là pour soulager les souffrances dans l’instant. « Je m’efforce de respecter les silences. Durant les appels, je note des mots clés sur une feuille pour pouvoir reformuler les paroles de l’appelant. Cette reformulation, essentielle, lui permet de repartir avec de nouveaux mots posés sur sa douleur. Nous sommes là pour l’amener à cheminer et à trouver ses propres solutions, pas pour le conseiller », rappelle Christophe. Les appels peuvent durer quelques secondes ou deux heures : « Ce n’est jamais nous qui raccrochons. Quand une personne téléphone pour la première fois et dit peu, nous donnons en quelque sorte le top départ à l’expression de sa peine. »
Pour le deuxième confinement, Mireille, elle, a préféré rester mobilisée depuis le poste de Strasbourg. Au bout du couloir, dans l’un des deux bureaux, porte fermée, elle écoute avec attention un homme esseulé. La retraitée ressent une forte agressivité en ce moment : « Beaucoup d’appelants remettent en question le bien-fondé des mesures. S’ils ne sentent pas d’approbation de notre part, alors ils s’énervent vite. » Le temps d’une pause entre deux coups de fil, l’écoutante note également de plus en plus de sensibilité aux théories du complot : « J’entends régulièrement que l’épidémie aurait été déclenchée volontairement pour éliminer une partie de la population mondiale, devenue trop nombreuse. Pour certains, le vaccin participe du même projet et contiendrait une substance létale. »
Chant et jardinage
L’appel de Mireille est terminé. Le passage de relais entre chaque bénévole au poste est un moment de convivialité essentiel à Christiane pour circonscrire sa « bulle ». Mais avec la mise en place du dispositif à domicile, les occasions de se croiser s’amenuisent. « Cela fait une grosse différence, et c’est d’autant plus stressant pour les nouveaux écoutants », regrette-t-elle. De fait, au bout du fil, les crises d’angoisse sont plus fréquentes qu’avant. Dans ces cas-là, Christiane sait bien que rien ne sert d’inviter les personnes à verbaliser ce qu’elles ressentent. « Je fais diversion, j’engage la conversation sur du jardinage ou n’importe quelle autre chose qu’elles apprécient. J’essaie aussi l’humour. Parfois, je finis même par les faire chanter », raconte-t-elle.
Depuis le début de la crise sanitaire, ces dernières ne mentionnent que rarement la pandémie et ses restrictions comme raison de leur appel. Mais le sujet affleure au cours de la plupart des conversations. « Les gens restent centrés sur leurs propres problèmes, mais on comprend vite que la crise amplifie les difficultés qu’ils ont déjà », observe Christiane. Pour exemple, l’appel récent d’un Antillais arrivé à Paris pour le travail : « Il venait parler de sa timidité, qui l’empêche de se faire des amis. Le temps passant, il m’a finalement expliqué qu’il se sentait très seul depuis le confinement. Il avait pris l’habitude de boire un café dans son quartier le soir, d’observer les gens passer et de les entendre. Il se sentait entouré. Maintenant, ce n’est plus possible. »
Surtout, la question du suicide a souvent été évoquée dans les appels. Le sujet n’est pas nouveau pour les bénévoles, mais il s’est accentué avec la pandémie. Ainsi, au cours du premier confinement, les appels concernant les idées suicidaires ont augmenté de 23 % par rapport à la période équivalente de 2019. Ils ont même doublé sur le mois d’avril comparé au même mois de l’année précédente. « Avoir des idées suicidaires, c’est avant tout vouloir mettre fin à une situation de souffrance extrême. Actuellement, celle-ci est exacerbée par la disparition des liens extérieurs », comprend Christiane. « J’écoute ces personnes au maximum, je ne vais pas contre leur discours et respecte au contraire ce qu’elle disent. En les faisant parler, les choses se désamorcent doucement », poursuit-elle avec confiance. Exceptionnels en temps normal, les appels de personnes en train de passer à l’acte ont fait un bond de 40 % entre le 17 mars et le 4 mai derniers, et ont concerné 164 personnes au total. Dans ce type de situation, la charte de SOS Amitié autorise les écoutants à sortir des règles d’anonymat pour inciter l’appelant à donner des informations et pouvoir faire intervenir des secours.
Respecter tous les discours
Solitude, tensions de voisinage, insomnies, violences familiales ou conjugales, ou encore simple besoin de conversation, les motifs des 700 000 appels que SOS Amitié prend chaque année sont variés et ne concernent pas toujours des cas de détresse. « Toute personne a le droit d’être écoutée, insiste Christiane. Nous ne sommes pas là pour privilégier la vérité sur le mensonge ou le délire. Nous respectons tous les discours, même ceux de personnes sous l’emprise de stupéfiants, parfois incompréhensibles. »
Reste que le premier confinement a mis à mal la campagne de recrutement de nouveaux écoutants. La fédération nationale a besoin de 500 écoutants supplémentaires pour fonctionner de manière optimale mais peine à recruter. Cette situation a contraint l’association strasbourgeoise a abaissé le nombre d’heures d’astreinte de 20 à 12 heures par mois dont trois heures de nuit au lieu de neuf auparavant. A Strasbourg, dix bénévoles avaient débuté en mars une formation qui, très vite, a été interrompue par les mesures sanitaires. Cette situation a contraint l’association a abaisser le nombre d’heures d’astreinte de 20 à 12 heures par mois, dont trois heures de nuit au lieu de neuf auparavant. Ecouter ne s’improvise pas. En plus d’entretiens de motivation et d’une consultation de psychiatrie poussée, les nouveaux arrivants doivent effectuer des centaines d’heures d’écoute aux côtés de bénévoles confirmés, d’abord en observateurs, puis en prenant eux-mêmes des appels suivis de débriefings avec leurs tuteurs. Tous ne vont pas jusqu’au bout.
A Strasbourg, toutefois, 60 candidats se sont présentés lors d’une récente campagne de recrutement. Un chiffre record et un engouement qui remonte le moral des troupes. Car, deuxième confinement oblige, les groupes de parole qui se tiennent habituellement chaque mois par petits groupes de cinq, sous la supervision d’une psychologue rémunérée par l’association, sont suspendus pour deux mois. Dans ce contexte, difficile de souder les équipes et de leur permettre de prendre du recul, de poser des questions, de « digérer » leurs émotions… Christophe, Marguerite et Christiane s’accordent sur une chose : si le dispositif d’écoute à domicile doit être maintenu au-delà de la crise sanitaire, il faudra l’encadrer dans son amplitude horaire, pour prévenir le délitement des relations qui fragilise l’engagement des écoutants.