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Justice des mineurs : “Il suffit de rien pour transformer une victime en coupable” (Véronique Blanchard)

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Véronique Blanchard, docteure en histoire.

Crédit photo DR
Entre 1950 et 1960, environ 9 000 garçons et filles, âgés en moyenne de 15 à 18 ans, ont été placés par des juges des enfants dans des centres d’observation. Spécialiste de l’histoire de la justice des mineurs, Véronique Blanchard raconte le parcours de ces jeunes accusés et souvent sacrifiés.

 

Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à la justice des mineurs entre 1950 et 1960 ?

Cette période s’avère particulièrement pertinente parce qu’elle suit la mise en place de l’ordonnance du 2 février 1945, consacrant la nouvelle organisation de la justice des mineurs en France, plus bienveillante qu’auparavant. La philosophie est de connaître les enfants avant de les juger, d’éduquer avant de réprimer. Pour ce faire, des centres d’observation ont été créés un peu partout, de façon que chaque enfant ait un traitement individuel approprié. Nous sommes donc dans un contexte de grande innovation législative, judiciaire et éducative. Parallèlement, c’est un moment historique spécialement riche avec les Trente Glorieuses, le baby-boom, etc. Nous avons eu accès à des centaines de dossiers d’archives de deux centres d’observation : l’un à Savigny-sur-Orge (Essonne) pour les garçons, l’autre à Chevilly-Larue (Val-de-Marne) pour les filles. Douze profils d’adolescents ayant des parcours et des prises en charge judiciaires assez classiques en ont été tirés. Ils regroupent des mineurs envoyés par leurs parents pour les remettre dans le droit chemin, des vagabonds en errance, d’autres ayant commis de petits délits ou infractions. Ils sont assez représentatifs de la façon dont fonctionnait la justice des mineurs à l’époque et du regard posé sur ces derniers, qui était d’une grande dureté.

 

De quoi sont-ils accusés ?

Il suffit de peu de choses pour qu’un jeune soit confronté à la justice et, pire, qu’une victime soit transformée en coupable. C’est le cas d’Annie, qui se retrouve enceinte après avoir été violée et qui va être considérée responsable de ce qu’elle a subi. Une sexualité, même forcée, en fait une mauvaise fille vouée à être placée. C’est pareil pour Edith, dont l’homosexualité est jugée contagieuse, ou pour Henri, accusé d’être homosexuel, ou encore Lucette, assimilée à une prostituée car trop libre. Ces réactions montrent que les questions de genre sont cruciales pour comprendre les comportements sociaux. Dans cette époque d’après-guerre, la liberté d’agir est très contrainte, principalement pour les jeunes filles. Leur corps est contrôlé. Le viol est nié, ce qui peut expliquer pourquoi il est si compliqué de le reconnaître encore aujourd’hui et que la société en soit actuellement à débattre des « crop-tops », présupposés « aguicheurs », des adolescentes de 14-15 ans. La justice des enfants de ces années-là se veut compréhensive mais, paradoxalement, elle s’affronte à de tels préjugés et à une telle volonté de préserver l’ordre moral que certaines décisions judiciaires paraissent incompréhensibles.

 

Comment ces jeunes sous surveillance sont-ils pris en charge ?

Après être passés devant le juge des enfants, ils sont expédiés dans des centres d’observation (conformément à l’ordonnance de 1945), dans lesquels ils restent environ trois mois. L’optique est d’appréhender la personnalité et l’histoire du jeune, de poser un diagnostic scientifique, afin d’adapter la réponse judiciaire. Des experts – éducateurs, psychologues, psychiatres, assistantes sociales, policiers, médecins – sont invités à les scruter, à les disséquer, en les faisant écrire, dessiner, parler, passer des tests… en vue de leur prise en charge future. Les uns vont être remis à leur famille, les autres vont être suivis dans le cadre de la liberté surveillée, certains vont être placés dans d’autres institutions. Certes, le dispositif est balbutiant, mais les esprits sont encore marqués par les maisons de correction de l’entre-deux-guerres et les approches sont très négatives à l’égard des mineurs accueillis dans ces centres. Les mots utilisés dans les expertises médicales ou éducatives sont véritablement cinglants. Les émotions que les jeunes relatent dans tous leurs écrits – la douleur, la colère, la peur, la tristesse, le chagrin… – ne sont jamais prises en compte par les professionnels. Ils sont d’abord vus comme des délinquants ou des déviants.

 

Quelle est l’origine sociale de ces jeunes accusés ?

Les classes populaires sont surreprésentées parmi eux. Lorsqu’un jeune est issu d’une famille un peu mieux lotie, les modes d’intervention diffèrent. L’exemple de Jules, qui a commis plusieurs cambriolages – dont celui de la Tour d’argent à Paris, ce qui n’est pas anodin –, est parlant. Comme c’est un jeune homme éduqué, les jugements ont été plus cléments. Pour lui, l’ordonnance de 1945 s’est appliquée à plein : les magistrats ont tenu compte de son origine sociale et de ses compétences scolaires et l’ont renvoyé chez ses parents avec une mesure éducative dite de « milieu ouvert ». A contrario, un enfant orphelin comme Paul, qui, à un moment donné, n’a juste plus supporté d’être placé de foyer en foyer mais qui n’a commis aucun acte de délinquance, va écoper de contraintes judiciaires nettement supérieures. Le racisme ordinaire est également très présent dans les avis, surtout à l’égard de jeunes Algériens, comme Moktar, né français. A chaque fois, il n’y a à l’égard de ces mineurs qu’un regard à charge, jamais un regard d’ouverture. Notre objectif, avec Mathias Gardet, qui a coécrit le livre, est que ce type d’ouvrage puisse servir aux acteurs du social aujourd’hui afin qu’ils réfléchissent sur leurs pratiques, sans attendre que des historiens se penchent sur la question dans vingt ou trente ans. Des écoles en travail social nous ont déjà signifié qu’elles allaient utiliser le livre comme outil pédagogique avec des éducateurs en formation, notamment autour des écrits des jeunes.

 

Référence en matière de justice pénale des mineurs, L’ordonnance de 1945 va bientôt être supprimée. Est-ce une bonne chose ?

Le nouveau code pénal des mineurs aurait dû être discuté au Parlement en mars dernier. A cause de la crise sanitaire, les débats ont cependant été reportés au premier trimestre 2021. L’ordonnance de 1945 est très datée et a déjà été réécrite plus d’une trentaine de fois. Ce n’est donc plus le texte de l’après-guerre qui est utilisé. Certains s’y accrochent car ses dispositions avaient un principe très éducatif. Mais cet esprit a-t-il été sauvegardé à travers le temps ? Ce n’est pas certain. A priori, la future philosophie s’inscrit dans un contexte européen d’éducation absolue des jeunes. Il y aura un code pénal spécifique pour les mineurs qui n’existait pas jusqu’alors et qui devrait permettre d’être plus efficient pour les magistrats, les jeunes et leurs familles. En tout cas, c’est la volonté affichée. Après, on peut avoir de très beaux textes législatifs et être très éloigné dans leur application. C’est cet énorme décalage que nous avons montré dans l’ouvrage, alors même que tout était mis en place pour que l’on puisse entendre la voix des mineurs et qu’elle ne l’a pas été. Et cela a été une violence terrible.

 

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