Les murs sont tapissés de lettres de l’alphabet, de chiffres, de cartes du monde, de frises et de dessins en tous genres. On pourrait se croire dans une salle de classe ordinaire à ceci près que les élèves, eux, ne le sont pas tout à fait. Hannah, Malo, Maiwen, Emma, Louna et Gabin ont entre 6 et 13 ans. Polyhandicapés, ils souffrent d’une déficience sévère ou profonde. Atteints de troubles importants du neuro-développement, la majorité n’arrive pas à marcher ni à se tenir droits. Ils sont non oralisant à l’exception de Gabin qui arrive à reproduire quelques mots.
Difficile d’imaginer au premier abord qu’ils puissent être capables d’aller à l’école et d’apprendre comme n’importe quel autre enfant. C’est pourtant ce qu’ils font plusieurs fois par semaine au Centre des possibles. Installé dans un ancien centre de loisirs d’Hennebont (Morbihan), cette unité pédagogique innovante accueille dix enfants polyhandicapés. Elle a été créée en 2021 par l’association Des Carrés dans des ronds fondée par Laura Cobigo, la maman de Malo, qui milite pour le respect du droit à la scolarisation des jeunes polyhandicapés. Selon une enquête de la Dress de 2018, en France, 80 % d’entre eux ne sont pas scolarisés. Un pourcentage catastrophique qui cache une situation qui l’est bien plus encore. « On considère qu’ils sont scolarisés à partir de 15 minutes par semaine de présence devant un enseignant… », relève Laura Cobigo.
Présomption de compétence
Voilà déjà quatre ans que cette enseignante spécialisée fait classe, innove et combat les à priori au Centre des possibles. Son approche repose sur la conviction que chaque enfant, indépendamment des défis auxquels il fait face, est capable d’apprendre, de se développer et de réussir. Ici, le maître-mot est la présomption de compétence. « C’est l’heure de la chanson du bonjour ! », lance énergiquement la Bretonne aux enfants encore un peu endormis. Chacun d’entre eux bénéficie d’un accompagnement individualisé avec une référente AES (accompagnante éducative et sociale) qui les épaule pour chacune des activités. Laura Cobigo sélectionne une musique sur son smartphone et tous les adultes se mettent alors à chanter : « Au centre, tout le monde est cool. Nous sommes des super-héros avec des super-pouvoirs. J’apprends à lire et à compter. On va bien s’amuser. Vive le CDP ! » Sur les visages, se dessinent des sourires. La journée est lancée.
Au programme : lecture, numération, motricité, danse et souffle. Pas le temps de s’ennuyer. « Comment allez-vous ce matin ? », demande l’enseignante aux enfants. Ces derniers sont invités à donner leur ressenti grâce à leurs Podd, des classeurs papier ou électronique composés de nombreuses pages avec des pictogrammes. Chaque référente tend à son élève cet outil de communication alternative et améliorée (CAA). A défaut de pouvoir parler, ils sont capables de désigner avec le doigt ou les yeux. Malo choisit le dessin d’un enfant fatigué et Louna celui d’un visage joyeux. L’horloge indique 9 h 45. C’est le moment de l’atelier lecture pour la moitié de la classe. L’autre partie se rend en salle de motricité. « Je combine deux méthodes de lecture qui ont été conçues et testées pour des enfants avec une déficience intellectuelle et des troubles autistiques. Je les ai adaptées au polyhandicap car, comme la plupart des enfants sont non oralisant, ils ne peuvent pas utiliser leur motricité normalement », explique Laura Cobigo.
Face à son bureau, Hannah a un bras en attelle, afin d’éviter qu’elle se morde. L’adolescente de 12 ans est atteinte du syndrome de Rett, une maladie génétique rare qui se développe principalement chez les filles, et provoque un handicap mental et des atteintes motrices sévères. « Quand elle est arrivée ici, j’ai demandé à sa maman ce qu’elle comprenait et cette dernière ne savait pas. Trois ans après, elle apprend à lire et elle est capable de passer sa commande au restaurant grâce à la manette oculaire de sa tablette », se réjouit l’enseignante spécialisée. Rythme, propositions d’activités, outils…Tout est adapté afin que les élèves développent leur plein potentiel.
« On doit se battre pour tout »
C’est en étant elle-même confrontée aux difficultés de scolarisation rencontrées par son fils Malo, que Laura Cobigo a décidé de s’attaquer au problème. « Même si son inclusion scolaire se passait plutôt bien, il y avait des manquements, constate-t-elle. En tant qu’enseignants spécialisés, mon mari et moi savions que nous pouvions proposer plus. Donc, soit on acceptait les solutions d’accompagnement pour notre enfant qui ne correspondaient absolument pas à notre vision, soit je me lançais, et j’innovais. » Dans un premier temps, le couple a effectué des recherches. « Nous sommes aussi allés voir ce qui se passait ailleurs, à l’étranger », ajoute-t-elle. Forte de ses connaissances et dotée d’une motivation à toute épreuve, la maman de Malo a sauté le pas et créé ce lieu totalement dédié à l’apprentissage des enfants polyhandicapés. « Je savais que ce serait difficile mais je ne pensais pas autant. On doit se battre pour tout quand on a un enfant en situation de polyhandicap, afin de faire valoir le moindre de ses droits. »
Pendant un an, Laura Cobigo a cherché des fonds, envoyé une centaine de dossiers à des fondations, répondu à de nombreux appels à projet. « On a présenté notre démarche à l’agence régionale de santé. Mais c’était en plein confinement, et elle avait autre chose à faire que de s’occuper de nous », regrette-t-elle. Heureusement, de grandes fondations lui ont rapidement fait confiance. Grâce au mécénat, au financement participatif et au recours au bénévolat, le centre a pu ouvrir en 2021.
L’accompagnement en 1 pour 1 est un critère incontournable depuis le début. « Nous sommes un peu le troisième bras des enfants », remarque Marion Le Calvé, AES et référente de Louna deux jours et demi par semaine. Avant d’être embauchée au Centre des possibles, cette trentenaire avait travaillé durant dix ans auprès d’adultes autistes. « C’était épuisant physiquement et psychologiquement. On était 2 pour 15. Je n’avais pas vraiment de contact avec les familles alors qu’ici on travaille avec elles », confie-t-elle. Parents ou grands-parents collaborent en effet activement avec l’équipe éducative. Ils sont les bienvenus durant les ateliers. « Cela leur permet d’apprendre les gestes auprès des professionnels et d’acquérir la guidance au quotidien », indique Laura Cobigo. Tous les ateliers permettent aux enfants de mieux comprendre leur environnement. Ils apprennent à exprimer des besoins, font des choix, s’opposent. Ils développent leurs compétences ce qui favorise aussi leur processus d’inclusion scolaire. « On essaie toujours de les tirer vers le haut mais tout en respectant leur rythme car ils sont tous différents. Louna, par exemple, a 15 secondes de temps de latence avant de répondre », note Marion Le Calvé.
En salle de motricité, Maiwen, 6 ans, place des balles dans les anneaux de même couleur, rampe à quatre pattes et travaille son équilibre sur un gros ballon tandis que Gabin s’entraîne à descendre des marches. « Vas-y, je suis derrière toi », le rassure sa référente. Ces séances de motricité étaient, jusqu’à l’année dernière, encadrées par un professionnel de la rééducation dont le contrat n’a pas pu être reconduit faute de budget. Afin d’obtenir la reconnaissance officielle de l’ARS Bretagne, l’unité d’enseignement polyhandicap (UEP) a dû signer en 2022 un partenariat avec l’association Kervihan à Brehan (Morbihan), déjà gestionnaire de quatre instituts médico-éducatifs (IME) et d’un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) sur le territoire. Cette nouvelle organisation a nécessité des ajustements. « On ne pouvait plus nous reposer sur le bénévolat, il a donc fallu réemployer des personnes en tenant compte de notre enveloppe de 300 000 €. Par rapport au projet initial, notre équipe est réduite », regrette Laura Cobigo. « Cette première année a permis de pérenniser l’activité. Nous avons des rencontres avec l’ARS afin de réévaluer le budget dans les années futures », tempère Gaël Cholet, directeur du pôle enfant de l’association Kervihan.
Parallèlement à l’UEP, l’association Des Carrés dans des ronds a créé en 2022 le premier centre ressources et d’appuis sur la scolarisation et le polyhandicap. Nommé ScoPoly, il permet de partager les informations et des outils auprès des professionnels et des familles engagés dans les parcours d’apprentissage des enfants polyhandicapés. « Avec l’UEP, on teste des choses qu’on rediffuse ensuite au plus grand nombre si elles fonctionnent », explique Audrey Boulogne, chargée de communication et développement de projets. Une partie est téléchargeable directement sur le site Internet de l’association (www.descarresdansdesronds.com). Il y a aussi une vraie poly’ludothèque sur place à Hennebont. Cette caverne d’Ali Baba est remplie d’activités et de jeux adaptés aux enfants, en lien avec le programme de l’Education nationale. Le centre ressources fabrique aussi des aides techniques (pions avec des scratch, dés en mousse, pictogrammes) grâce à une imprimante 3D. Enfin, depuis la rentrée 2023, ScoPoly assure des missions d’appuis auprès de la communauté éducative du département grâce à une convention passée avec l’Education nationale.
Paroles de pros
« Nous intervenons à la demande auprès des enseignants dans les écoles pour favoriser l’inclusion. Nous leur apportons des solutions pour gérer les difficultés, et proposons par exemple des activités que toute la classe peut faire quand l’enfant en situation de handicap est là. »
Anaïs Berlingen, coordinatrice du centre ressources et d’appuis ScoPoly
Combien ça coûte ?
Depuis sa reconnaissance par l’agence régionale de santé (ARS), l’unité d’enseignement polyhandicap, Centre des possibles, bénéficie d’un budget pérenne de 300 000 €. L’équipe pluridisciplinaire est composée d’une enseignante spécialisée, d’accompagnatrices spécialisées et d’une infirmière qui contribuent quotidiennement aux apprentissages des dix élèves de cette unité d’application. Un professionnel de rééducation sera prochainement recruté. Le centre ressources et d’appuis, lui, perçoit une dotation de 60 000 € non pérenne de la part de l’ARS. Il peut aussi compter sur le mécénat. Deux fondations, Groupama et Domino’s, l’aident à hauteur de 40 000 €. L’équipe est ensuite chargée de trouver des financements complémentaires. Les sollicitations étant de plus en plus nombreuses, l’association Des Carrés dans des ronds aimerait embaucher des professionnels supplémentaires. « Le montant idéal de fonctionnement du centre ressources et d’appuis ScoPoly serait alors de 250 000 € par an », note Laura Cobigo, fondatrice du Centre des possibles.
Paroles de pros
« On part souvent du principe que s’il a un handicap, l’enfant n’y arrivera pas. Moi-même au départ, j’étais plutôt interrogatif mais, en découvrant le travail de l’équipe de l’UEP, j’ai complètement changé d’avis. »
Gaël Cholet, directeur du pôle enfant de l’association Kervihan
Les 3 conseils de Laura Cobigo
Cette enseignante spécialisée milite pour le respect du droit à la scolarisation des jeunes polyhandicapés et fait la classe à des enfants de 6 à 13 ans au Centre des possibles.
1. Présumer du potentiel et des compétences
Tous les enfants, avec ou sans handicap complexe et lourd, sont capables d’apprendre. Nous devons croire en leurs capacités déjà existantes qui ne peuvent pas tout le temps être perçues à cause de leurs handicaps.
2. Donner une voix à ses élèves
De très nombreux enfants polyhandicapés n’ont pas accès au langage oral. Or ce n’est pas parce qu’ils ne parlent pas qu’ils n’ont rien à dire. Nous ne pouvons pas rester sur un modèle d’interprétation de ce qu’ils veulent ou pensent, ni même sur un modèle de « candidature » (prouver qu’on a le droit ou qu’on est capable de…). Il faut donner la possibilité à tous les enfants de communiquer. Cela passe par la mise en place de la communication alternative et augmentée (CAA).
3. Croire en l’inclusion
L’inclusion est un devoir de société. Tous les enfants ont leur place dans ce monde qui doit se mettre en mouvement pour accepter toutes les individualités. Vivre parmi ses pairs est indispensable pour se construire pleinement. L’inclusion peut revêtir plusieurs formes tant qu’elle se construit sur les besoins de chaque personne. C’est un droit, c’est possible et c’est puissant.