En cet après-midi du 2 septembre, il fait presque 30°C à Coquelles, en périphérie de Calais, quand la camionnette bleue du Calais Food Collective (CFC) se gare en marche arrière près du campement. A quelques mètres de la zone commerciale, sous les arbres au bord du chemin, environ 500 personnes survivent difficilement. Toucan, bénévole âgé d’une vingtaine d’années, est au volant. Il vient effectuer le « water drop », le remplissage de l’énorme cuve de mille litres, seul point d’eau à des kilomètres alentour pour les habitants du camp. Quand il fait chaud, l’association peut distribuer quotidiennement dans la ville jusqu’à 3 000 litres.
Le collectif, désormais constitué en association, assure deux missions. Chaque jour, le remplissage matin et soir des cuves d’eau et, cinq fois par semaine (dont trois sur le campement de Coquelles), la distribution de denrées sèches (lentilles, thon, conserves) qui permettent aux exilés de cuisiner eux-mêmes. Pour Jade, bénévole du CFC, « il s’agit davantage de pousser à l’autonomie, pour que les exilés ne soient pas dépendants des distributions alimentaires à heures fixes ». En février, le collectif a distribué en moyenne 25 000 repas par semaine. En mai, plus du double.
Mais, depuis plusieurs semaines, c’est une bataille sans merci qui est livrée par les autorités. L’enjeu ? La distribution de l’eau. Le campement de Coquelles entre dans le champ de l’arrêté municipal controversé pris par la mairie de Calais il y a un an, et prolongé depuis, interdisant « toute distribution gratuite de boissons et denrées alimentaires [dans une vingtaine de rues, quais et places du centre-ville] pour mettre fin aux troubles à l’ordre public ». Pourtant, sans la cuve d’eau mise à disposition par le Calais Food Collective, aucun moyen pour les 700 personnes présentes de boire, de se laver ou de cuisiner.
Rochers, solidarité et coups de couteau
Le 31 août, pour empêcher la fourgonnette de l’association de venir effectuer le water-drop, les services de l’Etat ont déposé quatre rochers sur le petit chemin et la piste cyclable menant à la cuve, un lieu situé sur la commune de Sangatte-Blériot-Plage. Dès le lendemain, les habitants du camp les déplacent. Mais, une semaine après, d’autres cailloux, lourds de plus d’une tonne, sont remis au petit matin par des agents. Trois jours après, les bénévoles de CFC, aidés par des exilés du campement et d’autres associatifs, organisent une action coup de poing. A l’aide de sangles solides, ils déplacent en quelques minutes les pierres qui entravent l’accès.
Cinq jours plus tard, c’est Jade qui arrive au petit matin sur le campement. Elle gare la camionnette, descend et découvre Hassan devant la cuve. Cet exilé soudanais lui montre un petit bout de sac en plastique sur le côté de celle-ci. Il tire dessus, laissant place à un trou béant de quelques centimètres. Une coupure, nette, précise. La veille, policiers et gendarmes procédaient à l’expulsion d’une partie du camp. Il dit les avoir vus planter un couteau dans le conteneur. « J’ai essayé de m’interposer, raconte Hassan, mais ils m’ont arrêté puis fouillé. » Dans la foulée, Jade revient avec une nouvelle cuve ainsi que 1 000 litres d’eau. C’était sans compter sur l’opiniâtreté des autorités : le lendemain matin, de nouveaux rochers sont découverts. Cette fois-ci, ils ont été enterrés et des gravats les entourent.
Le jeudi 23 septembre, encore une fois aidés des associatifs, les personnes qui habitent le campement ont tenté de déterrer les rochers afin de rendre le chemin accessible au camion bleu du Calais Food Collective. Une dizaine de minutes après le début du déblaiement, trois fourgons de police arrivent. Le chef du dispositif, curieux, suit l’une des bénévoles du collectif pour comprendre ce qui se joue près de la cuve. Elle lui explique, l’accès à l’eau rendu impossible, la pose de ces rochers à la légalité douteuse, l’urgence pour les gens de pouvoir boire et se laver. En l’absence d’ordres, les trois fourgons repartent, le chef conseille simplement aux personnes de ne pas se mettre sur la route, pour leur sécurité. Seule une voiture du commissariat de Calais reste, au loin.
Mais vingt minutes plus tard, des policiers en sortent : les ordres ont changé, la préfecture a été mise au courant. Ils vont intervenir pour mettre fin à l’action collective. En peu de temps, des renforts arrivent par les trois routes qui mènent au petit chemin, sirènes hurlantes et gazeuses à la main. Même la BAC (brigade anti-criminalité) est de la partie, cagoulée, en retrait, tendue. Mais du côté des rochers, la tension ne monte pas, les associatifs expliquent calmement ce qui se passe aux personnes exilées et la demande de la police de cesser le déblaiement. Il ne faut finalement que quelques minutes pour que tout le monde se disperse, dans le calme, laissant seuls les policiers face aux cailloux et à un chemin bientôt accessible.
Vols et confiscations
Dans un document interne, l’association a noté toutes les atteintes physiques à leur matériel. En quelques mois, les coups de couteau pour vider l’eau ont rythmé leurs journées de travail, ainsi que les vols et confiscations de cuves. Certaines ont pu être récupérées auprès de la mairie, d’autres n’ont jamais refait surface. L’association a demandé plusieurs fois des explications aux autorités. Sans jamais obtenir de réponse écrite de la part de la sous-préfecture pour les vols des cuves. Il leur a tout de même été indiqué que « l’accès à l’eau n’est pas compromis, un point d’eau étant disponible près de l’hôpital via les distributions de l’association La Vie active mandatée par l’Etat ».
Les deux campements sont distants de presque 10 kilomètres. « Pour un être humain, il faut 10 litres d’eau par jour, toutes utilisations confondues, calcule Jade. Les gens ne vont pas faire dix bornes pour aller boire un verre d’eau, ça ne leur suffira pas pour être rassasiés. Tu vas y aller pour te laver, laver tes vêtements… » A ses yeux, les moyens déployés par l’Etat pour empêcher les distributions de son association s’apparentent à « de la torture ». « On ne donne pas assez aux personnes exilés pour qu’elles vivent décemment. Mais suffisamment pour qu’elles puissent survivre. Ainsi, politiquement et dans la communication, on ne dit pas que les gens meurent à Calais. Mais on les laisse dans un état de fatigue extrême et de harcèlement permanent. »
Contactées par les ASH, ni la sous-préfecture du Pas-de-Calais ni la communauté d’agglomérations qui gère le chemin sur lequel ont été installés les rochers n’ont pu répondre clairement à nos questions. La seconde a simplement reconnu, au téléphone, que « si ça a été fait, c’est sur décision, ça n’est pas notre chef de service qui a décrété ça. Ça a été voté et décidé ».