La Cour nationale du droit d'asile (CNDA) ne devrait connaître aucune activité, en ce mardi 13 février. Les trois organisations syndicales représentées dans cette juridiction administrative – dont la tutelle est le Conseil d'Etat – ont lancé, le 9 février, un préavis de grève reconductible, dénonçant des conditions de travail dégradées et une justice expéditive à l'égard des demandeurs d'asile.
Après une "réunion décevante" avec la secrétaire générale du Conseil d'Etat (juridiction de tutelle de la CNDA), qui n'a abouti à aucune proposition, environ 150 membres du personnels de la CNDA, réunis en assemblée générale ce 12 février en début d'après-midi, ont voté le maintien de l'appel à la grève "dans une très large majorité", précise Sébastien Brisard, le secrétaire général du SIPCE.
"47 814 décisions dans un délai moyens de 5 mois et 6 jours"
Aujourd'hui, la CNDA, chargée d'étudier et de statuer sur les recours contre les rejets de demandes d'asile notifiées par l'OFPRA, est la plus grosse juridiction de France : 434 personnes travaillent dans ses locaux installés à Montreuil (Seine-Saint-Denis), près de 750 si on y ajoute les juges qui, pour 70 % d'entre eux sont vacataires. C'est aussi la juridiction la plus "rapide", rapportent les trois organisations syndicales : elle a rendu, en 2017, 47 814 décisions dans un délai moyen de 5 mois et 6 jours.
Les délais et la "productivité" ont considérablement accéléré au cours des dernières années, notamment avec la loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile. Mais pour les trois organisations, ce rythme effréné se traduit par une dégradation à la fois des conditions de travail et de la qualité du service public garanti aux demandeurs d'asile.
Dans un communiqué commun, le SIPCE-UNSA Justice, FO et la CGT estiment que leur direction, "aveuglée par la nécessité de produire un maximum de décisions dans un des délais toujours plus courts", n'est pas en mesure de répondre "aux difficultés quotidiennes auxquelles les agents dont face pour assurer un service public de qualité". Ils énumèrent : statuts précaires et flous des rapporteurs et des secrétaires d'audience, charge de travail de plus en plus élevée, audiences surchargées, manque d'effectifs, faible reconnaissance du travail accompli, prise en charge insuffisante des agents exposés aux risques psycho-sociaux inhérents à la nature du contentieux...
Un projet de loi pour "rendre l'asile impossible"
Si la situation est déjà urgente, les agents du CNDA craignent une aggravation avec la future loi "pour une immigration maîtrisée et un droit d'asile effectif", qui doit être présentée en conseil des ministres le 21 février prochain. Ils sont rejoints en cela par l'association Elena (association d'avocats de l'asile) et le Syndicat des avocats de France (SAF) qui ont appelé à la "grève illimitée des audiences" le 13 février. L'objectif affiché du projet de loi, résume le SAF dans un communiqué, est de "réduire les délais d'examen de la demande d'asile à 6 mois", un délai incluant l'étude de l'OFPRA en première instance et l'étude du recours par la CNDA en seconde instance.
Pour ce faire, le projet de loi révise la procédure, au risque "de rendre l'asile impossible", dénonce le SAF. La convocation à l'audience et la notification de rejet de l'OFPRA seront désormais transmises par tous les moyens y compris électroniques ou téléphoniques. Le délai de recours contre la décision de l'OFPRA, actuellement de 5 semaines, sera réduit à 15 jours, week-end inclus. "En supposant que le demandeurs aient bien reçu la notification, et sachant qu'il est rarement francophone, qu'il est dans une situation de vulnérabilité importante, qu'il est mal doté du point de vue juridique, il n'aura alors en réalité que 10 jours pour trouver un avocat, fixé un rendez-vous et travailler le dossier, souligne Laurence Roques, présidente du SAF. 10 jours ! Le consommateur n'a pas si peu pour déposer un recours contre un vice caché dans son grille-pain !"
Le projet de loi prévoit également que le recours ne soit plus suspensif pour les étrangers qui en sont à leur seconde démarche de demande d'asile (une demande avec un dossier augmenté de nouvelles pièces), ceux en provenance de pays dits "sûrs" (selon la liste établie par l'OFPRA) et ceux qui constitueraient une menace pour l'ordre public. Ils pourraient se voir notifier le rejet de leur demande auprès de l'OFPRA et, en même temps, une obligation de quitter le territoire (OQTF). Ils seraient alors contraints de déposer un recours devant le tribunal administratif qui, pour statuer sur la suspension de l'OQTF, devra se faire une idée de la pertinence du recours contre le rejet d'asile. "Cela créé un filtre administratif supplémentaire, sachant que le juge administratif n'est pas qualifié pour cela", dénonce Laurence Roques. En attendant, explique Sébastien Brisard, le demandeur ainsi renvoyé hors des frontières ne pourra pas participer à l'audience de recours, ni probablement revenir sur le sol français si l'asile lui ait donné.
Enfin, le projet de loi prévoit le développement des visio-audiences. Cela signifie que le demandeur ne rencontrera plus son juge. L'avocat, lui, devra faire le choix cornélien entre être aux côtés de son client ou aux côtés du juge pour pouvoir interagir avec lui de manière plus efficace. " La déshumanisation a évidemment un impact sur la nature de la décision, affirme Laurence Roques." "La dimension du projet de loi en lui-même est assez choquante pour nous, insiste Sébastien Brisard. S'il faut donner une réponse la plus rapide, il ne faut pas que ce soit une justice expéditive. Travailler dans une optique de productivité au détriment de la qualité remet en question le sens de notre travail".