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Prévention spécialisée : les éducateurs à l’ombre de l’idéologie sécuritaire

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Prévention spécialisée éducateurs

Dessin d'illustration

Crédit photo Pavo / ASH
La prévention spécialisée est rarement placée sous le feu des projecteurs, excepté lorsque des émeutes surviennent dans les quartiers. Aujourd’hui, les professionnels du secteur s’inquiètent de ne plus pouvoir mener à bien leur action socio-éducative auprès des jeunes, tant la pression sécuritaire est devenue prégnante.

La prévention spécialisée est une marginale depuis toujours. Née après la Seconde Guerre mondiale pour aider les jeunes en rupture, ses missions relèvent de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Mais son modèle est unique : fondée sur l’« aller vers » et le principe de libre adhésion, elle n’a ni caractère obligatoire, ni mandat nominatif obligeant un adolescent ou sa famille à suivre une mesure. « Les éducateurs assurent une présence de proximité dans l’espace public, ils s’immergent dans le milieu de vie des jeunes et les accompagnent individuellement ou collectivement. Cette spécificité fait de nous le parent pauvre de l’action sociale. Comme nous sommes hors les murs, on se sert de nous comme on veut quand on veut, au gré des événements ou des élections. Nous n’avons jamais de garantie », pointe Marie-Pierre Cauwet.

Aujourd’hui, la directrice de l’Association de prévention spécialisée nationale (APSN) craint que les professionnels soient encore une variable d’ajustement. Dans un plaidoyer diffusé en mai, l’APSN insiste sur l’urgence d’élaborer un texte réglementaire redéfinissant les orientations fondamentales du secteur. Le danger ? La création de « bataillons de la prévention spécialisée » dans les quartiers de « reconquête républicaine », annoncée par le gouvernement après les récentes rixes, qui pourrait provoquer un glissement vers la prévention de la délinquance et de la radicalisation. Le risque n’est pas nouveau, mais il s’accroît dans un contexte électoral où le discours sécuritaire domine le débat public.

Mélange des genres

« Un mélange des genres existe, qui illustre le débat entre la commande publique et la demande sociale. Notre travail est d’agir sur l’insertion socio-professionnelle des jeunes en voie de marginalisation, pas de faire la police. Sur la délinquance, les élus attendent une réponse rapide, alors que notre action s’inscrit dans la durée, souvent sur plusieurs années », témoigne Sadek Deghima, ex-éducateur de rue, actuellement responsable du service de prévention spécialisée Avenirs des Cités, dans le Pas-de-Calais.

Le 19 juin dernier, dans une lettre ouverte, huit associations de prévention spécialisée intervenant dans 25 communes de Seine-Saint-Denis, en banlieue parisienne, rappellent, elles aussi, l’urgence d’asseoir leurs compétences particulières et de contribuer déjà largement à prévenir « le passage des vulnérabilités aux prises de risques » dans le département. Vice-présidente de l’association de prévention spécialisée Cap’ à Cité, signataire du courrier (1), Mireille Verdier prévient : « Les éducateurs sont en première ligne dans les quartiers lorsqu’il y a des violences. Mais nous ne sommes pas les pompiers de service. » Et d’ajouter : « Nos correspondants sont surtout les élus chargés de la jeunesse ou de la politique de la ville, mais nos interlocuteurs sont de plus en plus les élus responsables de la lutte contre la délinquance. Quand ils comprennent la complémentarité entre la prévention et la répression, nous pouvons collaborer dans le respect de nos missions réciproques. A défaut, notre manière de procéder peut être remise en cause. Par ailleurs, notre département est, comme d’autres, contraint au respect des équilibres budgétaires et commence à demander aux villes de participer au financement de nos associations. »

Autrement exprimé par Marie-Pierre Cauwet : « Nous nous occupons de jeunes de 11 à 25 ans, donc de la protection de l’enfance, qui dépend du département. Un organisme de prévention spécialisée est un établissement médico-social soumis aux mêmes réglementations que les autres. Bien que le terme “bataillons” soit inapproprié, nous ne sommes pas contre les moyens déployés par l’Etat. Au contraire, car nous avons souffert de diminution drastique, voire de disparition totale dans certains départements, mais ils doivent transiter par l’action sociale. Nous ne nions pas les problèmes sur certains territoires, sauf qu’il y a les réponses socio-éducatives d’un côté et sécuritaires de l’autre. »

Travailleurs de l’ombre

Régulièrement fragilisée, la prévention spécialisée manque de visibilité aux yeux de ses financeurs. « Nous sommes des travailleurs de l’ombre car nous nous occupons de ceux qui y sont réduits. Cela crée de nombreux fantasmes : que font-ils ? Où sont-ils ? Il est nécessaire de sortir de ce discours stérile », estime Anne-Marie Fauvet, présidente du Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée. Le secteur ne rechigne d’ailleurs pas à l’évaluation. « Il est normal de rendre des comptes sur l’utilisation des deniers publics, mais notre activité étant aussi quantitative que qualitative, il faut savoir ce que l’on évalue, et comment », précise la spécialiste. Et s’il est facile de démontrer qu’en Seine-Saint-Denis 12 000 jeunes sont suivis dans 57 quartiers par 268 éducateurs spécialisés qui accompagnent aussi 1 800 familles et interviennent dans 66 collèges, et que la première problématique concerne la scolarité, il est plus complexe de mesurer des parcours fracturés. Sur quels critères apprécier la réussite quand, au bout de plusieurs mois, un jeune désocialisé prend rendez-vous avec le conseiller de la mission locale ou s’inscrit à Pôle emploi ? Quand préserver un lien avec une population à distance des dispositifs institutionnels relève d’un défi quotidien.

Sa capacité à réagir, la prévention spécialisée l’a pourtant montrée lors du premier confinement. Tandis que les écoles étaient fermées et les administrations en télétravail, les éducateurs ont été les seuls interlocuteurs des jeunes sur le terrain. « On a tout de suite constaté que beaucoup de familles n’avaient pas d’ordinateurs à la maison et on a fait remonter les besoins. On a également été très présents sur les réseaux sociaux. Notre souplesse d’intervention est une plus-value », explique Sadek Deghima. De nombreux professionnels ont aussi soutenu les associations caritatives durant cette période. « Certains ont déclaré s’inscrire dans une démarche humanitaire plutôt que dans leur métier », note la sociologue Véronique Le Goaziou.

Aussi, pour Marie-Pierre Cauwet, le manque de lisibilité de leur action constitue un faux problème : « L’impact de la prévention spécialisée est bien sûr évalué. Nous produisons des rapports en permanence sur les parcours travaillés, les objectifs, les résultats… Mais nous ne pouvons pas résoudre tous les maux de la terre. Les jeunes suivent l’évolution de la société. C’est le modèle qui a changé, pas eux. » Un modèle où les inégalités sociales et la précarité augmentent, dans lequel une partie de la jeunesse a intériorisé l’exclusion et la stigmatisation, au point que certains quartiers sont devenus des zones de non-droit.

Une raison de plus pour ne pas brouiller les pistes. « Il est plus que jamais capital de ne pas confondre les besoins de prévention et de réduction des risques avec les besoins légitimes de sécurité publique. La confusion entre les deux ferait sauter les digues de protection encore existantes et durcirait le rapport des plus fragiles avec leur environnement », affirme Mireille Verdier. Pour cause, les éducateurs de la prévention spécialisée ont besoin de garder la confiance de leur public, gage de leur crédibilité. Une trop grande proximité avec les élus et un sentiment de méfiance s’installerait chez les adolescents. Or, pour Sadek Deghima, « un destin peut basculer avec une bonne ou une mauvaise rencontre. Lorsqu’on passe du temps avec un jeune, il se sent valorisé. On fait un peu figure d’adulte référent sans être dans une relation moralisatrice. »


La « prèv », un investissement

Les acteurs de la prévention spécialisée ne veulent pas être instrumentalisés, mais ils savent bien qu’ils n’ont pas vocation à résoudre seuls toutes les difficultés et qu’ils ne peuvent rien sans les associations locales, les professionnels de la culture, de la justice, de l’Education nationale, de la police, etc. C’est le maillage social qui génère les stratégies préventives. A condition que les rôles soient bien circonscrits et la prévention spécialisée davantage reconnue. « Ces métiers ne s’improvisent pas. Les éducateurs mettent deux à trois ans à gagner le crédit d’un territoire. Il faut les soutenir au lieu de leur mettre des bâtons dans les roues », indique Véronique Le Goaziou. Pour l’heure, c’est plutôt la cacophonie. Sur les futurs « bataillons », par exemple, 300 seront des médiateurs sociaux embauchés pour douze mois, 300 autres des éducateurs recrutés pour dix-huit mois. « Nous ne savons toujours pas quel sera leur statut, les politiques publiques ne savent pas se coordonner. Pourtant, nous connaissons ce qui fonctionne ou non mais nos démarches diagnostiques ne sont pas prises en compte, et encore moins la parole des jeunes qui sont les premiers concernés, tempête Marie-Pierre Cauwet. La prévention spécialisée n’est pas seulement un coût, c’est un investissement. »

Partant du constat que l’action éducative sur un territoire est souvent appréhendée au coup par coup, projet par projet, ou en vertu d’un problème ou d’un objectif ponctuel, une étude exploratoire, réalisée dans le département du Nord auprès de 25 jeunes, a mesuré les « enjeux de l’attachement dans le parcours des jeunes ». Il en ressort que 80 % d’entre eux ont noué des liens d’attachement forts avec leurs éducateurs, perçus comme des interlocuteurs « non interchangeables », sécurisants, disponibles, faciles d’accès, dont ils apprécient l’approche globale. Pour beaucoup, cette relation directe et sans condition a été déterminante dans la reprise de leur scolarité et « un moteur puissant de changement ». Une deuxième recherche est en cours sur un panel plus étendu. 
 


(1) Dans le cadre d’Idée 93 (interassociation départementale pour l’éducation et l’enfance).

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