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Mathieu Lépine : « On ne meurt pas au travail comme ailleurs »

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Mathieu Lépine : « Pour lutter contre les accidents du travail, il faut d’abord comprendre qu’il s’agit d’un système qui touche en priorité des ouvriers, des travailleurs précaires, intérimaires, parfois très jeunes et inexpérimentés. »

Crédit photo DR
Ils sont innombrables (un million de travailleurs accidentés chaque année en France). Et ils sont invisibles. Mais pas pour Mathieu Lépine qui recense depuis 2016 les morts au travail. Entretien. 

Matthieu Lépine est professeur d’histoire et de géographie dans un collège de Seine-Saint-Denis. Depuis 2016, il recense les morts liées à des accidents du travail en France, du BTP à l’agriculture, en passant par les métiers du médico-social, de l’aide à la personne ou du nettoyage. Dans L'Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail (éd. Seuil, 2023), il croise des récits de vie et une histoire du monde ouvrier pour lutter contre la banalisation des morts au travail.  

 

ASH : En France, les morts au travail sont légion mais personne n’en parle. Pourquoi ?

Mathieu Lépine : Les accidents du travail restent en France un phénomène d’ampleur puisqu’ils touchent près d’un million de travailleurs chaque année. Surtout, c’est dans notre pays qu’on meurt le plus au travail, avec 3,45 accidents mortels pour 100 000 personnes en activité, soit deux fois plus qu’en Allemagne. Il existe plusieurs causes à cela : la précarité, le recours massif à une main-d’œuvre intérimaire ou sous-traitante, la dégradation des conditions de travail.

L’invisibilisation, selon moi, est liée à un problème de représentativité, à la fois dans les médias et dans le monde politique. En 2017, au sein de l’Assemblée nationale, il n’y avait aucun ouvrier. La plupart des ministres et des députés ne partagent donc pas l’identité sociale des victimes. Ce qui empêche toute identification avec les personnes qui connaissent la souffrance au travail. Les ouvriers représentent 20 % des personnes en emploi et ne constituent pourtant que 3 % de celles présentes dans les médias. S’ils ne retiennent pas l’attention de la presse de leur vivant, rien d’étonnant à ce que leurs décès passent sous silence. Or les morts au travail ne sont pas des statistiques mais des vies brisées, celles des victimes, de leurs familles, de leurs collègues parfois.

 

Vous établissez d’ailleurs une distinction entre fait social et fait divers…

Il existe des circonstances, des causes, des similitudes qui font système derrière tous ces accidents. D’ailleurs, les termes employés lors d’un accident du travail sont révélateurs : au lieu de parler d’ouvrier, on parle d’employé, de salarié, d’agent, de technicien… On emploie d’autres mots pour évoquer une autre réalité. L’idée est de faire croire, consciemment ou non, que chaque accident est isolé, qu’il n’existe aucun lien entre les victimes. Mais pour lutter contre les accidents du travail, il faut d’abord comprendre qu’il s’agit d’un système qui touche en priorité des ouvriers, des travailleurs précaires, intérimaires, parfois très jeunes et inexpérimentés. Cette classification des faits divers est non seulement fausse, mais elle est dangereuse, car elle empêche de voir la réalité et de lutter efficacement contre.

 

En quoi les accidents du travail ne sont-ils pas des accidents comme les autres ?

On ne meurt pas au travail comme ailleurs, du fait de la relation de subordination qui lie la victime à son employeur. Un salarié est sous la responsabilité de quelqu’un qui lui impose une organisation du travail et qui doit légalement veiller à sa santé et à sa sécurité. Parfois, cette organisation est défaillante ; couplée au délabrement des lois et des services de protection des travailleurs, cela conduit à des accidents. On entend souvent : « Ce sont les risques du métier. » C’est pour éviter de voir la profondeur du problème. Rien n’est le fruit du hasard. Un accident résulte toujours d’un manque d’information, d’évaluation des risques, de respect de la législation en matière de sécurité et de santé… Il faut savoir, enfin, qu’une victime d’accident du travail touche une indemnisation en moyenne quatre fois inférieure à une victime d’accident de la route. Il faut profondément revoir le système juridique d’indemnisation pour mieux protéger les travailleurs.

 

Qu’est-ce qui pousse aujourd’hui à rogner sur les conditions de travail ?

« La sous-traitance, c’est la maltraitance », pour reprendre le slogan des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles. Ce sont les impératifs économiques et le respect des délais qui poussent les entreprises à privilégier les profits plutôt que les vies. Il faut aller de plus en plus vite, faire du chiffre, et cette pression pèse d’abord sur les salariés les plus précaires. Désormais, cela touche aussi le monde de la santé, du nettoyage et du service à la personne. En Ehpad et à l’hôpital, on demande aux gens d’effectuer à deux ce qu’ils faisaient avant à trois ou quatre. C’est comme ça qu’on va vite et qu’on se blesse. Que ce soit dans l’industrie ou le médico-social, il existe de nombreuses tâches de manutention qui abîment le corps et la santé : porter des charges lourdes, soulever des adultes handicapés ou des personnes âgées… Tous ces gestes sont à l’origine de troubles musculo-squelettiques, dont les femmes sont d’ailleurs les premières victimes.

 

Vous notez justement une explosion des accidents chez les femmes…

Je me suis d’abord focalisé sur les accidents mortels, qui concernent essentiellement des hommes dans les secteurs du BTP, de l’industrie, de l’agriculture… Mais les accidents du travail en général sont en nette hausse chez les femmes. En 2019, elles représentaient 37 % de l’ensemble des victimes. Ces accidents ont augmenté de 41,6 % entre 2001 et 2019, et le nombre de maladies professionnelles de 158,7 %. Il s’agit de blessures invalidantes qui touchent les secteurs de la santé, du nettoyage, du service à personne, de la grande distribution.

Là encore, la question de la précarité de l’emploi est au cœur de la problématique car les femmes sont surreprésentées parmi les emplois en CDD ou de vacataires. Sans considérer les accidents de la route qu’il faut comptabiliser. Une infirmière ou une aide-soignante en libéral peut enchaîner 10, 20, voire 30 patients lors d’une tournée. C’est aussi cela, la pénibilité du travail : une souffrance moins palpable, qui touche des travailleuses isolées au contact de patients isolés, dans des territoires parfois eux-mêmes isolés. Moins visibles, donc, mais pas moins graves.

 

Télétravail, auto-entrepreneuriat… Est-on de moins en moins protégés au travail ?

On ne l’est parfois pas du tout. Cela tient à l’éclatement du monde du travail et au délitement d’une conscience collective. Les salariés sont de plus en plus seuls, poussés à devenir indépendants ou auto-entrepreneurs. L’objectif pour les employeurs de cette « ubérisation » du monde du travail est de ne plus être responsables, et de faire porter la charge de la sécurité et de la santé sur les travailleurs eux-mêmes. Celui qui hier était votre collègue, vos yeux, votre soutien est aujourd’hui votre concurrent.

Le rôle des délégués du personnel est essentiel, mais leur place a été considérablement amoindrie depuis dix ans, notamment avec la suppression des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, remplacés depuis le 1er janvier 2020 par les comités sociaux et économiques). L’évolution de l’inspection du travail témoigne aussi de cette tendance. Entre 2014 et 2018, l’ensemble des personnels affectés au système d’inspection du travail a baissé de 13 %. En 2021, ils n’étaient plus que 1 900 agents de contrôle, soit un pour 10 000 salariés en France. En outre, seuls 39 % des salariés du privé signalent avoir eu une visite avec un médecin du travail au cours des douze derniers mois, contre 70 % en 2005. Or il s’agit d’un aspect crucial en termes de prévention de la santé au travail.

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