Recevoir la newsletter

« Le rire témoigne d’un ordre social »

Article réservé aux abonnés

Rire ordre social

Photo d'illustration

Crédit photo Bruno Fernandez / AFP
Le rire est universel mais il n’est pas futile. C’est un exutoire qui nous ramène à nos peurs et qui raconte le monde social, selon Laure Flandrin, chercheuse associée au Centre Max Weber et maîtresse de conférences en sciences sociales à l’Ecole centrale de Lyon, qui a enquêté sur « la plus socialisée de nos émotions » à partir des réactions de  210 rieurs.
En quoi le rire constitue-t-il un phénomène social ?

Le rire est social car il correspond à une pratique collective. On rit à plusieurs, de concert, ensemble, alors que, généralement, on pleure dans la solitude, le retrait. Le rire a une fonction évolutive de renforcement des liens sociaux. C’est une émotion qui facilite les apprentissages et rend possible la socialisation commune. Le rire est aussi un signe qui témoigne d’expériences du monde social, d’un ordre. En ce sens, il est politique. Les pouvoirs, quels qu’ils soient, nous affectent par la peur. En rire permet de la tourner en dérision, de l’éloigner. C’est la moquerie face aux puissants, à la finitude… Enfin, le rire impose une compétence culturelle, une faculté à décrypter la drôlerie, inéquitablement répartie selon les milieux.

Quels sont les ressorts de cette émotion ?

J’ai listé quatre formes élémentaires. Le comique de dégradation, qui vise les dominants de manière générale – un patron, un actionnaire, tout dépositaire d’un pouvoir. Il prend des habillages culturels différents : le vaudeville, où l’on se moque des bourgeois de manière consensuelle, sans atteinte grave à l’ordre social ; ou le rire très satirique, très politisé, avec un sens critique. C’est l’héritage de la Révolution française, de la presse à grand tirage du XIXe siècle, de la caricature. Le comique de profanation s’attaque, quant à lui, à la sphère du sacré : le clergé, les dogmes religieux, etc. Il s’étend aux autorités culturelles ou intellectuelles dont la déconnexion du réel, le caractère ennuyeux ou fétichiste, l’orgueil provoquent la raillerie. A l’inverse, le comique de prétention touche plutôt les classes moyennes qui aspirent à s’élever socialement mais ne disposent ni des ressources ni des manières pour cela. On rit de leur défaut de vanité. Enfin, il y a le comique de suspension des automatismes. La situation la plus typique est celle de quelqu’un qui tombe dans la rue. Le corps humain, dans beaucoup de sociétés, est vu comme la métaphore de l’ordre social, donc il doit se tenir à la verticale. Finalement, le rire est toujours lié à des questions de hiérarchies sociales.

Peut-on parler d’un rire de classe ?

Derrière l’habillage culturel, ce qui nous fait rire n’apparaît pas si différent. Dans les milieux populaires, c’est le comique de suspension des automatismes qui fait le plus rire, le burlesque, les vidéos gags, la maladresse des gens qui trébuchent, se font mal… On retrouve exactement la même chose à l’extrême du champ social, sauf que les classes supérieures ne se réfèrent pas à Dany Boon mais aux Monty Python ou à Buster Keaton. Une séparation existe, néanmoins, entre un rire populaire et un rire d’élite. Dans les milieux favorisés, on valorise le rire comme langue étrangère. On cite l’humour anglais, juif, etc. On va sourire du sexe, de la mort, mais de façon suggestive, voilée, avec des jeux de mots. Chez les personnes plus modestes, la franchise du rire à gorge déployée prime et son objet est explicite.

On rit souvent de l’autre, de celui qui est différent. Pourquoi ?

Selon les théories classiques, ce qui déclenche le rire a trait au sentiment de supériorité par rapport à celui dont on se moque et qui serait donc différent. Mais que l’on prenne le critère de la race, de la classe sociale, de la normalité, du genre, les gens rient d’individus qui ne sont jamais très loin d’eux socialement, statutairement ou spatialement. Le rire est un mécanisme de retournement de la peur de l’autre en plaisir. On met à distance ce qui est proche mais légèrement menaçant. Les rieurs racistes ont besoin de manifester leur différence avec ceux dont ils rigolent car, justement, celle-ci ne va pas de soi. Ils se sentent déclassés, habitent à leur proximité, dans un logement dégradé. Le phénomène est identique dans le rire sexiste où, lorsque l’on creuse un peu, on s’aperçoit qu’il s’agit d’hommes qui craignent d’être contaminés par le féminin. C’est la peur de l’indifférenciation qui provoque l’urgence à se séparer, et que le rire exprime. Comme un jeu de miroir entre le rieur et le moqué qui se ressemblent plus qu’on ne le pense. Le rire participe d’un travail diffus de marquage des frontières symboliques. Il peut a contrario indiquer le désir de converger, mais, là encore, parce que l’appartenance au groupe ne va pas ou plus de soi.

Existe-t-il une division sexuelle ou genrée du rire ?

Historiquement, tout ce qui relève du « faire rire » dans l’espace public ou domestique est attribué au pôle masculin. Les femmes n’avaient pas le droit de rire et, à partir de la Renaissance, des tentatives pour discipliner leur rire ont vu le jour afin qu’elles demeurent à leur place – inférieures, polies et bienveillantes –, à une époque où le rire était considéré comme un signe de supériorité, d’obscénité et de méchanceté. Il est devenu un territoire féminin mais, s’il y a de nombreuses femmes humoristes aujourd’hui, « faire rire » reste un bastion masculin. Mon enquête montre que, y compris dans les milieux éduqués, le personnage comique de la maison est l’homme. On rit de ses blagues. Mais alors que les femmes pratiquent davantage l’autodérision, les hommes s’en prennent surtout à elles et à leur potentiel de menaces et de désirs.

Le rire est-il aussi transgressif que l’on veut bien le croire ?

Le rire contre l’ordre établi date de la fin du XIXe siècle. C’est une conquête tardive qui s’est développée à partir de mai 68 avec les cafés-théâtres, Coluche, Charlie Hebdo, etc. Mais ce n’est pas ce qui domine dans notre histoire culturelle. On rit lorsqu’il y a une perturbation dans la régularité des fonctionnements sociaux. Nous sommes tous des êtres d’habitudes. Cela crée des attentes fortes qui, si elles sont déçues, nous font rire. Comme une manière de restaurer par le symbole l’ordre social. Le rire est un marqueur qui s’apparente davantage, à mon sens, au conservatisme qu’à la transgression.

Vous évoquez l’« empire du rire ». C’est-à-dire ?

Selon certains essayistes assez moralisateurs, il existerait une espèce d’injonction à rire de tout en permanence. Le divertissement, la prolifération des humoristes sur les ondes seraient devenus l’addiction des sociétés postmodernes. Cela nous détournerait des choses graves et de toutes les formes d’autorité. Le ricanement serait ainsi une sorte d’affect de masse. En réalité, le rire est universel : toutes les sociétés rient depuis toujours. Et, avant de rire, il existe de nombreux filtres. L’histoire personnelle du rieur, sa catégorisation sociale et sa culture. Tout le monde ne rit pas de tout tout le temps. Pour rire, il faut reconnaître une part de soi. Dans le chapitre sur l’« empire du rire », j’ai voulu aussi parler de l’instrumentalisation par les entreprises des affects joyeux, positifs. Il s’agit d’une dépolitisation des rapports de domination au travail, dont on n’assume plus le caractère conflictuel.

 

              Laure Flandrin est l’autrice du livre Le rire (éd. La Découverte, 2021).

Société

Entretien

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur