Recevoir la newsletter

Le Petit Chaperon rouge, "métaphore de la prédation sexuelle"

Article réservé aux abonnés

Lucile Novat est enseignante en lettres dans un collège de Seine-Saint-Denis. Son premier essai, « De grandes dents », suivi de « Barbie-Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault », est paru aux éditions La Découverte (label Zones).

Crédit photo DR
[L'ESPRIT OUVERT] Dans « De grandes dents. Enquête sur un petit malentendu », la professeure de français Lucile Novat suggère que ce conte familier relate les dangers du domicile familial et de l’inceste. Un récit à rebours des interprétations habituelles, aussi instructif que drôle, malgré la gravité du sujet.

Quel est ce « malentendu » autour du Petit Chaperon rouge ?

On a occulté la possibilité que ce conte contienne un récit de violences incestueuses entre le personnage principal, le Petit Chaperon rouge, et un membre de sa famille. Ce malentendu – et c’est ce qui m’intéresse – est l’illustration parfaite du tabou qui règne dans notre société. Plusieurs interprétations de ce conte sont possibles : le danger est à l’extérieur, il faut obéir à ses parents, ne pas parler à des inconnus, etc. On peut les entendre mais elles me paraissent une grille de lecture très réductrice par rapport à la richesse du conte. Une histoire de fiction ne comporte pas qu’un seul sens. Mais on l’a commodément circonscrit à l’idée de se méfier de l’étranger. J’essaie, à travers l’analyse des versions de Perrault et des frères Grimm de démontrer que le conte pourrait se prêter à une autre interprétation : le danger, de manière assez claire, est dans la maison et non dans la forêt.

Comment êtes-vous parvenue à cette conclusion ?

Par une forme de dessillement d’abord. Ce qui nous empêche de voir cette interprétation, c’est le tabou qui entoure l’inceste. J’ai eu une forme de déclic avec la fable de La Fontaine, Le Lion. Sans paraître y toucher, ce lion avec une couronne sur la tête constitue la métaphore animale de la puissance du roi. En repensant au Petit Chaperon rouge, mes œillères sont tombées. Ce loup avec un bonnet d’aïeul sur la tête qui dévore une petite fille pourrait être la métaphore de la prédation sexuelle d’un membre de la famille. En relisant le conte après avoir fait tomber la première barrière du tabou, je me suis aperçue qu’un grand nombre d’indices corroborent cette théorie.

Quels sont justement ces indices ?

Pour n’en citer que quelques-uns, la première ligne du conte, très connue, dans la version de Perrault : « Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa grand-mère plus folle encore. » Dans un texte d’une précision absolue, écrit au cordeau, on ne peut pas passer à côté de cette mention d’un amour fou.

>>> A lire aussi : Enfance en danger, à quand un vrai ministère ?

Ensuite, on a tendance à croire que la petite fille désobéit. Or la mère l’envoie de bon cœur traverser la forêt pour se rendre chez sa grand-mère. Le seul avertissement qu’elle lui donne porte au contraire sur sa maison : « Quand tu arriveras chez elle, lit-on dans la version de Grimm, ne va pas fureter dans tous les coins. » Cette idée d’éviter les zones d’ombre du foyer fait là encore écho. On peut aussi citer cette phrase très connue : « Tire la bobinette, la chevillette cherra. » Elle laisse penser que le système de loquet permet de se protéger de l’extérieur. Or on peut y voir le fait que la grand-mère se protège des regards extérieurs pour régner à l’intérieur selon son désir.

N’est-ce pas une interprétation personnelle ?

On peut se dire que j’essaie de plaquer une grille de lecture farfelue. Mais j’y crois vraiment. Beaucoup de lecteurs ont été aussi convaincus. Et elle correspond à une réalité. On explique aux enfants qu’ils devraient se méfier de l’inconnu, de ses bonbons, des camionnettes blanches. Ce sont de très bons conseils mais ils sont en contradiction avec la réalité des violences sexuelles faites aux enfants. Dans 92 % des cas, selon la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), elles sont commises au sein du foyer. Chacun trouvera ce qu’il souhaite dans mon ouvrage. Mais il se veut à mon humble échelle un geste politique pour faire tomber le déni. Comme beaucoup, je ressens une urgence politique à faire entendre la réalité des violences intrafamiliales.
 

Vous questionnez le genre des personnages. Pourquoi ?

La fluidité de genre du Petit Chaperon rouge, une petite fille constamment désignée par un groupe nominal masculin, a été discutée bien avant moi. Ce qui m’intéresse, c’est de l’utiliser pour interroger la fluidité de genre de la grand-mère. Elle pourrait être un grand-père. Ce qui expliquerait cette virilité hirsute quand elle prend les traits d’un loup. « Que vous avez de grands bras », « de grandes oreilles »... Pour moi, le conte soulève la question de la violence sexuelle des femmes. Le tabou est alors redoublé : si l’on ne veut pas parler d’inceste, on peut encore moins imaginer qu’il soit commis par une femme.

Ce tabou, dites-vous, a aussi influencé les travaux de Freud…

Freud est le premier à écouter ce que les « hystériques » disent au moment de leur phase de délire. A mesure qu’il recueille leur parole, il prend conscience que toutes ces femmes parlent de violences sexuelles intrafamiliales. Il élabore alors cette pensée et commence à écrire un texte – qui se serait appelé «la neurotica ». Il comptait y expliquer que l’hystérie est le retour traumatique, physique et spectaculaire, de violences sexuelles subies dans l’enfance. Or, lorsqu’il rentre à Vienne, il réfute sa théorie. Dans une lettre à un ami, il explique ne plus y croire. Ce n’est pas possible qu’autant de femmes aient été abusées par leur père, se dit-il. Il va donc rafistoler son idée, à l’aide du complexe d’Œdipe. Il calque ce concept, destiné à l’origine à analyser les pulsions des garçons, sur celles des filles. Amoureuses de leur père, elles refoulent ce sentiment qui, à l’âge adulte, si elles sont trop névrosées, peut ressortir sous une forme hystérique. Il évacue ainsi la question de l’inceste.
 

L’anthropologie elle-même n’a-t-elle pas entretenu un certain déni ?  

Si. Pour Claude Levi-Strauss, le tabou de l’inceste fonde toute société. Il serait le marqueur du passage de l’état de nature à celui de civilisation. L’anthropologue Dorothée Dussy dira, en 2013 : « On a mal compris. Le tabou de l’inceste, ce n’est pas l’interdiction de le pratiquer mais d’en parler. » Ce qui fait que l’enfant – étymologiquement, celui qui ne parle pas – est bien incapable de le nommer lorsqu’il se produit. Dans sa thèse, Dorothée Dussy explique combien les violences sexuelles intrafamiliales sont un moyen de créer les fondements d’une domination patriarcale à une plus large échelle. L’enfant est un groupe politique dominé, dont la domination n’est jamais remise en cause. Elle est naturalisée. Aujourd’hui, on est à ce point de non-bascule : on veut bien lutter contre l’inceste, saluer des ouvrages comme Triste tigre de Neige Sinno (2023). Mais politiquement, on ne veut pas remettre en cause le rapport culturel de domination que la société entretient vis-à-vis des enfants. Le rapport de la Ciivise, en 2023, a eu ce regard qui m’a bouleversé : il s’adressait aussi aux enfants, les considérant comme « des gens sérieux ».
 

Quel regard portez-vous justement sur les travaux de la Ciivise ?

La première commission a réalisé un travail titanesque et précieux. Mais ses préconisations n’ont quasiment pas été appliquées. Les réalisations de la seconde sont bien en deçà des espoirs suscités par la première. Elle a voulu réorienter son travail sur les violences sexuelles commises sur et par les mineurs. C’est un fait qui doit être analysé. Mais je ne peux m’empêcher d’y voir une manière de se détourner de la question des adultes agresseurs. Et de replacer la suspicion sur les jeunes eux-mêmes, à l’image du discours permanent sur leur dangerosité. Je ne nourris aucune vision idyllique. Mais je vois le silence et l’oubli d’un côté, celui des violences sexuelles faites aux enfants, et l’obsession répressive de l’autre.

>>> Sur le même sujet : Anmecs : l’urgence à "prendre soin des maisons d’enfants"

Société

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur