La douleur et la colère ont nourri le combat de Sylvaine Grévin. En avril 2017, cette Bretonne a perdu sa sœur Bénédicte, retrouvée morte chez elle. Tête, ventre, dos, bras et jambes… Son corps était recouvert d’une cinquantaine d’hématomes. Sans oublier plusieurs fractures de côtes, un hématome sous-dural au cerveau et des mutilations au niveau orbital. Depuis de nombreuses années, cette Francilienne de 55 ans partageait la vie d’un compagnon violent. Elle avait déposé quatre plaintes contre lui. La première fois, à la fin des années 2000 à Senlis, dans l’Oise. Malgré le contrôle coercitif et l’emprise exercés par son compagnon, elle avait tenté de fuir le domicile, en rentrant près des siens en Bretagne.
>>> A lire aussi : Féminicides : comment mieux prévenir les passages à l’acte ?
Sans emploi, elle avait finalement dû revenir en Ile-de-France. Son compagnon l’avait retrouvée. Et les violences avaient repris. Une descente aux enfers suivie d’une fin tragique. C’est dans ce drame qui a bouleversé sa vie que Sylvaine Grévin a puisé son désir de créer, en 2020, la Fédération nationale des victimes de féminicides (FNVF). « Un an avant, en participant au Grenelle des violences conjugales, je m’étais rendu compte que je n’étais pas seule dans mon cas : il y avait un réel vide institutionnel concernant le soutien des familles après le décès de leur proche », explique cette ancienne chef de projet dans le secteur du luxe.
Traumatisme
Car les victimes laissent derrière elles des familles dévastées, désemparées. Qui, à peine remises du choc du décès, doivent faire face à de nombreux questionnements. Des difficultés inimaginables auxquelles elles ne sont pas du tout préparées : la prise en charge des enfants, le recours à une aide psychologique, le déroulement de l’instruction judiciaire, du procès, le délai de restitution du corps après une autopsie… « Certains professionnels médico-sociaux avec qui nous échangeons tombent des nues quand on leur raconte l’épreuve du nettoyage de la scène de crime. Avant la parution d’un décret de 2022 qui prévoit sa prise en charge par l’Etat, cela incombait aux familles. On leur remettait les clés du logement et elles découvraient la scène avec les projections de sang partout, la forme du corps tracée au sol. Vous imaginez le traumatisme ? C’était à elles de nettoyer le sang de leur proche, ou de faire appel à des sociétés de nettoyage spécialisées extrêmement chères », raconte Sylvaine Grévin.
Rappeler les droits
Autre problème très concret : le paiement des loyers du logement placé sous scellés, parfois durant plusieurs mois. « Faute d’informations, certains bailleurs les réclament aux familles, allant jusqu’à les menacer de faire appel aux huissiers, alors que c’est aussi à la charge de l’Etat », déplore la présidente de FNVF. C’est là que la fédaration intervient, dont le rôle consiste notamment à rappeler leurs droits aux proches des victimes. Une nécessité absolue pour cette femme qui s’est elle-même sentie complètement perdue après la disparition de sa sœur. « Je ne savais pas comment trouver un avocat pénaliste, ni si je pouvais contacter le procureur. J’ignorais ce qu’était une enquête préliminaire, et je ne comprenais pas le silence des enquêteurs qui ne donnaient aucune information. J’avais l’impression de ne rien maîtriser et de subir », se souvient-elle. A cela s’est ajouté des dissensions avec sa famille. « Quand ce genre de drame arrive, la cellule familiale explose. Chacun fait son deuil différemment. Ma mère était dans la douleur et l’incompréhension. Moi, j’ai rapidement décidé d’aller au combat, mais j’avais l’impression d’être seule sur le front », confie-t-elle.
Combative
Sylvaine Grévin est de celles qui ne lâchent jamais rien. C’est que cette ancienne sportive de haut niveau, autrefois championne d’Ile-de-France de cyclisme, s’est aguerrie grâce à cette discipline exigeante, qui se vit dans la douleur et le dépassement de soi. Sans compter qu’à l’époque, au début des années 1980, l’ambiance avait des accents patriarcaux. « J’étais la seule fille de l’équipe. Les garçons ne supportaient pas que je puisse courir avec eux. Je me prenais des coups de pompe dans le mollet et je me retrouvais dans le fossé. Cela forge le caractère », se souvient-elle.
L’Etat condamné pour faute lourde
Depuis, d’autres lui ont mis des bâtons dans les roues. A l’image de la Justice, qui au lieu d’être son alliée, s’est révélée particulièrement défaillante. A l’époque du drame, après six mois d’enquête préliminaire « bâclée », l’affaire de sa sœur est classée sans suite. Refusant la thèse du décès accidentel causé par une chute, Sylvaine Grévin se résout à porter plainte. Une information judiciaire est alors ouverte pour meurtre, mais sept ans après les faits, elle ne voit toujours pas le bout du tunnel. L’enquête est encore en cours, pour cause de graves manquements d’officiers de gendarmerie et de magistrats, parmi lesquels la destruction de scellés. Autre défaillance de taille : l’ancien directeur d’enquête a lui aussi été condamné pour violences conjugales, et radié depuis de la gendarmerie.
Si le compagnon de Bénédicte a finalement été mis en examen en 2023 pour violences aggravées, ce n’est qu’en tant que témoin assisté qu’il apparaît concernant l’accusation de meurtre. « Ma famille et moi avons été confrontées à de la maltraitance institutionnelle », estime la sœur de la victime, qui a d’ailleurs réussi à faire condamner l’Etat pour faute lourde. Mais sa confiance dans le système judiciaire français en est restée sévèrement ébranlée durant plusieurs années. « Aujourd’hui, je n’en veux plus à la terre entière, seulement à quelques personnes », tempère-t-elle en souriant. Elle a saisi le Conseil supérieur de la magistrature afin de faire sanctionner le procureur et la juge d’instruction chargés de l’affaire.
Guide pratique
Bénédicte prenait régulièrement des photographies d’elle-même le visage bleui, les lunettes cassées, le corps tuméfié. Elle s’était ouverte à sa mère et à sa sœur, craignant que son compagnon finisse un jour par la tuer. A l’instar d’autres victimes, elle a porté plainte contre son conjoint à de nombreuses reprises. En vain. Et s’était finalement résolue à ne plus pousser les portes de la gendarmerie. C’est pour combattre ces comportements ancestraux que Sylvaine Grévin travaille avec la FNVF particulièrement à la sensibilisation des policiers et gendarmes. En 2023, l’association a aussi édité un guide pratique destiné aux familles de victimes. Le premier du genre en France. En partenariat avec la préfecture de Bretagne, celui-ci a été distribué aux forces de l’ordre de la région, afin de simplifier leur communication avec les proches des défuntes. Policiers et gendarmes peuvent ainsi les diriger vers des structures adaptées, détaillées dans le livret. Une version nationale a été officiellement lancée le 22 octobre à Lens, dans le Pas-de-Calais. L’outil a bénéficié d’une aide financière du ministère à l’Egalité entre les femmes et les hommes et de la direction générale de la cohésion sociale en 2024.
La présidente de la FNVF cherche aussi à tisser des liens entre magistrats et familles, au travers de rencontres inédites, comme le 4 octobre dernier avec le parquet de Rennes. Plusieurs magistrats ont pris le temps d’expliquer la procédure et de répondre aux interrogations des participants. La fédération accompagne aujourd’hui une centaine de familles partout en France. Son centre d’appels fonctionne avec douze bénévoles. « C’est malheureusement trop peu. Il faudrait qu’on soit subventionné à la hauteur du service que l’on rend », déplore Sylvaine Grévin, qui a décidé de se consacrer à 100 % à l’association. Régulièrement, elle accompagne des familles aux procès. « C’est une étape nécessaire pour faire son deuil. Mais cela peut aussi être extrêmement violent d’être confronté au meurtrier et aux images sordides diffusées durant l’audience », indique-t-elle.
Former les auxiliaires de vie
Sur les réseaux sociaux, Sylvaine Grévin tient le compte des femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint : 103 en 2023. Et déjà plus de 70 en 2024. « On constate qu’il y a de plus en plus d’auteurs mineurs mais aussi de seniors, âgés de 80, 90 ans », remarque la Bretonne. La presse se fait l’écho des décès en parlant pudiquement de drames de la vieillesse. « Dans certains articles, on a même parfois l’impression que le meurtrier a rendu service à sa victime, se désole-t-elle. Afin de détecter les violences subies par ces femmes isolées, et parfois affaiblies par la maladie, il faudrait former les personnels médicaux, para-médicaux et les auxiliaires de vie. » La présidente de l’association s’émeut aussi du sort réservé aux enfants orphelins de mères. Elle souhaite qu’ils puissent bénéficier du statut de pupilles de la nation, au même titre que les victimes de guerre ou d’attentat. Se reconstruire après un drame prend du temps. Grâce à la FNVF, Sylvaine Grévin a pu donner du sens à la mort de sa sœur. Elle espère désormais qu’un procès lui rendra, un jour, justice.
>>> Sur le même sujet : « Le féminicide est un crime de propriétaire »