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Addiction : « La criminalisation des usagers ne fonctionne pas »

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Marie Jauffret Roustide sociologue addiction drogue

Marie Jauffret-Rosutide est sociologue et chargée de recherche à l'INSERM, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. Elle s'est spécialisée dans les sujets liés aux addictions. 

Crédit photo DR
Pour Marie Jauffret-Roustide, sociologue spécialiste de l’addiction, les politiques répressives de lutte contre la toxicomanie sur la voie publique, et particulièrement le crack, sont inefficaces. A l’inverse, une approche humaniste permet de ne pas considérer les consommateurs comme des délinquants.
Que pensez-vous de la construction, fin septembre, d’un mur séparant Paris et Pantin pour empêcher les usagers de crack de circuler ?

Ce mur symbolise l’échec de la politique répressive. En France, les politiques publiques menées en matière de prise en charge des usagers de crack sont défaillantes. Certains partis politiques instrumentalisent cette question en laissant supposer qu’il s’agit d’un phénomène nouveau. Or le crack est apparu à Paris à la fin des années 1980. L’extension de la consommation s’est produite dans les années 1990 et 2000 avec l’apparition de ce qu’on appelle des « scènes ouvertes », comme celles dites d’Aubervilliers ou de la Colline situées à Paris. Il s’agit de lieux où la consommation et la vente de drogues se déroulent à ciel ouvert, ce qui rend la demande et l’offre très visibles. Depuis les années 1990, la réponse apportée à cette problématique est quasi exclusivement répressive. Elle consiste à déplacer ces scènes ouvertes sans vraiment chercher à améliorer la condition des usagers qui vivent dans la rue dans des conditions indignes. Une microsociété se forme où les consommateurs ont leurs habitudes. Ils disposent d’abris, une vie sociale et économique se crée, même si tout cela reste très fragile. Lorsque la zone est évacuée, les usagers doivent reconstruire ailleurs ce qu’ils avaient mis des semaines à mettre en place. Au risque d’aggraver leur situation. Par ailleurs, plus les évacuations se multiplient, plus les scènes ouvertes se disséminent et plus des riverains sont touchés.

Les évacuations mettent-elles à mal l’accompagnement médico-social ?

Les travailleurs sociaux adaptent leurs stratégies pour améliorer leur prise en charge et interviennent sur le nouveau lieu de consommation. Le problème est qu’ils doivent renouer en permanence le contact avec cette population répartie sur plusieurs endroits. Ce qui est très complexe. Les évacuations sont souvent organisées sans concertation entre les acteurs. Une étude collaborative entre l’Inserm et l’OFDT [Observatoire français des drogues et des toxicomanies], à laquelle j’ai participé, démontre qu’à partir du moment où les usagers nouent des relations au sein de structures, il est complexe pour eux de changer leurs repères. Les plus précaires organisent d’ailleurs souvent leur quotidien autour d’elles puisqu’ils s’y reposent, consomment, se procurent leur traitement de substitution ou bénéficient d’un accompagnement psychologique et social. La grande précarité des usagers visibles dans l’espace public s’accompagne d’une stigmatisation sociale extrêmement importante, surtout au sein des dispositifs de droit commun où le rejet des professionnels est courant. Préserver les liens établis est donc d’autant plus important qu’ils sont souvent considérés comme des « indésirables ». En construisant un mur, c’est d’ailleurs ce que laissent aussi penser les pouvoirs publics.

Les salles de consommation font débat. Sont-elles utiles ?

Pour l’Inserm, j’ai évalué les salles de consommation à moindre risque pour le site de Paris en collaboration avec plusieurs collègues d’équipes de recherche de Strasbourg, Bordeaux et Marseille. Nous avons montré qu’elles permettent d’améliorer la santé des usagers en diminuant les pratiques à risque : transmission de virus, overdose, etc. Les résultats sont donc positifs. En parallèle, durant six années, j’ai travaillé sur l’impact de ces salles en matière de tranquillité publique et d’acceptabilité sociale. L’enquête montre qu’après implantation, le nombre de seringues dans l’espace public a été divisé par trois. Côté sécurité, les services de police ont indiqué que les activités délictueuses à proximité n’avaient pas augmenté. Cela ne signifie pas que les salles de consommation résolvent tout. Du point de vue des riverains, les avis sont plus partagés. Certains reconnaissent qu’elles permettent d’avoir des interlocuteurs à qui s’adresser. D’autres ont toujours le sentiment de vivre dans un quartier abandonné par les pouvoirs publics. Toutefois, les représentations de la toxicomanie évoluent. Au fil du temps, la part de Français qui considèrent que les usagers sont des malades augmente et celle de ceux qui pensent qu’ils doivent être traités comme des délinquants diminue. Dans la dernière enquête Eropp (1), menée en 2018 par l’OFDT, 80 % des Français se déclaraient favorables à l’installation de salles de consommation et 55 % auraient accepté qu’elles soient mises en place près de chez eux. L’analyse montre aussi que l’acceptabilité dépend du niveau d’information sur ce sujet.

Dans quelle direction les politiques publiques doivent-elles se rediriger ?

Il est important d’arrêter de considérer que les usagers de crack sont des populations fautives qu’il convient de mettre en prison ou de réprimer. En revanche, la lutte contre le trafic doit se poursuivre. Les politiques axées sur la criminalisation des usagers ne fonctionnent pas. Elles renforcent leur stigmatisation et leurs difficultés à accéder aux services sociaux et de santé. De plus, elles contribuent à l’image d’un public indésirable dont il convient de se débarrasser. Pour limiter les scènes ouvertes, la création de dispositifs de prise en charge globale s’avère efficiente. Les espaces de consommation doivent être associés à des structures d’hébergement et d’accompagnement psychiatrique et social.

En quoi est-ce davantage probant ?

L’hébergement a un effet positif sur la trajectoire des consommateurs. Cela leur permet de réguler leur consommation et de moins s’exposer dans l’espace public. Mais il ne faut pas oublier que le crack est un moyen de supporter la vie à la rue. A ce titre, le cas portugais est intéressant (2). Dans les années 1980, le pays a été confronté à un taux très important de mortalité chez les usagers de drogues. A partir de 2001, constatant que la pénalisation de l’usage n’était pas une bonne solution pour réduire la consommation, le pays a investi dans la prévention et le soin, de l’argent dépensé jusque-là dans la répression. Concrètement, les usagers de drogues passent devant des « commissions de dissuasion de la toxicomanie ». Formées de professionnels tels que des assistants sociaux ou des magistrats, celles-ci conviennent avec chaque consommateur des mesures à prendre pour qu’il aille mieux. En revanche, s’il détient des quantités de substances qui laissent supposer que c’est un trafiquant, l’approche répressive intervient. Actuellement, le Portugal est le pays d’Europe dont le taux de mortalité et de morbidité chez les usagers de drogues est le plus bas. Il démontre également qu’une démarche humaniste est loin d’être incompatible avec la lutte contre le trafic.

Chargée de recherche

 

A l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Marie Jauffret-Roustide a collaboré à Crack en Ile-de-France, une étude issue d’un travail collaboratif avec l’OFDT, publiée en janvier 2021.

 
Notes

(1) « Enquête sur les représentations, opinions et perceptions relatives aux psychotropes ».

(2) Voir ASH n° 3226 du 24-09-21, p. 35.

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