Les mots ont un sens et ne sont jamais le fruit d’un choix aléatoire. Jusque-là, rien de bien original. C’est même plutôt enfoncer une porte ouverte, me direz-vous… Cependant, le rappel est ici utile si nous souhaitons prendre conscience aujourd’hui du champ lexical qui colore le travail social et s’égrène inlassablement au fil des échanges comme une douce berceuse, là où la force du propos doit nous tenir éveillés à la question sociale.
Le travail social traverse une crise inédite, marasmatique (néologisme). Vous pouvez y voir de l’excès : « Tu exagères. C’est difficile, c’est sûr… Mais n’oublie pas que tu fais un métier de vocation. » « C’est vrai que c’est compliqué, d’ailleurs je ne sais pas comment tu fais. Moi, je ne ferais pas ton métier. » Ces phrases sibyllines, qui, de prime abord, peuvent flatter l’égo du travailleur social sur cette capacité professionnelle à traiter du singulier de l’être humain, héros de l’accompagnement des personnes vulnérables, ne sont autres que des tentatives d’évitement sociétal de devoir traiter, échanger, partager sur ce qui se joue dans notre société.
La vocation n’est pas propre au travail social comme une qualité-principe, mais relève pour chacun d’un élan vital pour aller au travail et trouver l’énergie de s’y consacrer. Le travailleur social ne revendique en aucun cas la maternité de ce terme. Mais là où la vocation est dangereuse, c’est qu’elle nous enferme dans une fonction de cœur, donc bénévole, et nie in fine qu’il s’agit d’un travail à cœur, rémunéré à juste hauteur, car il ne peut se tenir qu’en étant justement formé.
Invoquer la « vocation » dans le discours clôture l’échange. Une fois ce glas sonné, il devient délicat de venir démontrer ce qui ne va pas, ce qui nous percute, ce qui nous empêche et ce qui nuit profondément au maintien d’un exercice de qualité du travail social, que nous appelons tous de nos vœux ; à ce stade, alors que pétri de vocation vous êtes, vous prenez le risque en poursuivant l’échange de devenir plaintif et subjectif, et enfin inaudible.
Vous avez dit « réenchanter » ?
Pourquoi, alors, ne pouvons-nous plus discuter, débattre, mettre au centre de l’échange les maux dont souffre le secteur ? L’action sociale ne porte pas des sujets de plainte, mais avance des objets de travail, si tant est que nous soyons sincèrement prêts à cette démarche d’appropriation, de remise en cause, d’ajustement des politiques publiques et de ce qui en découle en matière d’organisation.
Un second mot apparaît alors à ce stade, celui de l’« enchantement ». Puisque le réel est trop fort et exige un travail social contraint, parfois pénible, il est plus aisé, voire confortable, d’aller chercher l’imaginaire et l’enchanteur. Le travail social en est-il rendu aux contes de fées, à l’invocation de la magie et de l’imaginaire emprunté à l’enfance ? Je suis sûre que nombre d’entre vous ont pu lire qu’il nous faut réenchanter le travail social, raconter les belles histoires pour faire envie, face à une crise d’attractivité inimaginée ; et, bien sûr, que le récit des personnes accompagnées est un marqueur de notre utilité sociale. Mais ces récits ont aussi leur pendant.
Dire la difficulté, au sens de l’éprouvé du travail social, ne gomme en rien la beauté des victoires humaines des personnes accompagnées comme des professionnels. Mais, à l’inverse, elle ne doit pas obérer le prix pharaonique que cela coûte au travail social à l’heure actuelle. Je ne parle pas ici de la monnaie sonnante et trébuchante, mais bien du coût humain des travailleurs sociaux en matière d’engagement et de conviction.
Depuis plusieurs années maintenant, nous sonnons la corne de brume, afin d’éviter les dangers qui nous guettent : la perte d’envie à son poste par trop de contraintes, la décroissance des inscriptions en formation des professionnels par manque de reconnaissance salariale – pourtant moteur indiscutable pour mener à bien la mission d’intérêt général confiée –, les mises en danger répétées par manque de moyens, la perte d’engagement des cadres dans une responsabilité qui s’éteint, par peur du risque pénal qui se majore chaque jour un peu plus.
Nous ne sommes pas au pied du mur, mais nous voilà bel et bien dans le mur. Le discours annonciateur n’aura donc eu que peu de portée. En tous les cas, il n’aura pas permis d’éviter ce constat dépitant. Pour autant, rien n’est perdu définitivement, si nous faisons ensemble l’exercice de relever le défi du travail social. L’Etat a fait le choix de tenir pour régalienne la question sociale ; il lui a dédiée un ministère et produit aujourd’hui, en ce sens, une politique publique qui s’essaime sur l’ensemble de son territoire.
Une utilité indiscutable
A ce stade, nous pouvons donc ensemble nous assurer d’un engagement collectif qui n’est plus à discuter. Alors pourquoi, me direz-vous, sommes-nous toujours à devoir défendre le secteur, y compris dans sa genèse, comme si nous-mêmes,travailleurs sociaux, en avions fait l’invention ?
Il n’est plus l’heure de démontrer notre utilité sociale, comme s’il nous fallait en justifier, mais bien de traiter de comment la mettre en œuvre au travers d’un objectif commun d’accompagnement et d’accueil des personnes vulnérables. Autrement dit, il n’est plus question d’affirmer de quelle utilité sociale nous parlons, mais de quelle utilité sociale nous voulons ! S’entendre sur les mots permet de s’accorder sur les maux.
Le traitement de la question sociale coûte, c’est un invariant ; mais peut-être pouvons-nous l’admettre et l’inscrire durablement, plutôt que d’en faire une question inlassable, tel un écran de fumée au traitement de l’essentiel. La conscience de l’utilisation des fonds publics comme n’étant pas le tonneau des Danaïdes est sans nul doute largement acquise, et c’est avec ce souci constant que nous nous employons.
L’appel à flécher des moyens n’est ni une volonté de vivre dans un luxe confortable et ostentatoire, ni celle de se dédire des questions organisationnelles efficientes, mais bien d’inscrire un lien de confiance et non de défiance dans un discours devenant une discussion traitant de la cause des personnes vulnérables, et non de combien cela va coûter à la société. Ce n’est pas non plus un appel inconséquent et démesuré.
Conviction plus que vocation
Penser l’action sociale nécessite du temps de réflexion. En regagner est possible, dans une tension aujourd’hui uniquement dédiée à l’action, si déjà nous n’avons plus à nous battre sur la justification de notre existence, et donc du coût sociétal.
Mener l’action sociale nécessite de limiter les effets d’une politique libérale qui délite jour après jour le liant humain et désagrège la solidarité qui fonde notre société.
Inscrire l’action sociale comme régalienne et non apparentée, pour ne plus laisser à penser que nous pourrions encore en discuter à défaut de parler de l’essentiel.
Connaître et donc reconnaître l’action sociale comme un métier à valeur ajoutée pour notre société, où tout un chacun, demain, peut devenir cette personne vulnérable. L’action sociale n’est pas l’affaire de l’autre, mais de tous !
Rémunérer à leur juste valeur (réelle comme symbolique) les professionnels qui y concourent, car c’est avec conviction qu’ils s’y engagent. Rien ne permet de dire aujourd’hui que nos jeunes professionnels se désintéressent de la question sociale, bien au contraire. Mais ils invoquent le traitement salarial nécessaire et suffisant.
Transformer les organisations pour une plus grande inclusion et participation des personnes accompagnées, sans volonté de diminuer des coûts mais bien d’être avec, honnêtement, et de rendre acteur, autant que faire se peut.
Concluons en baguenaudant dans un champ lexical fort et enthousiasmant : convoquer plus qu’invoquer ; conviction plus que vocation ; engagement plus que défiance ; sincérité plus que dévoiement ; coopérer plus que concurrencer… Ce ne sont pas de vains mots, encore moins des vœux pieux !