Sébastien Kergal le précise d’emblée, ce n’est pas pour l’argent qu’il a décidé de s’installer en indépendant : « Je crois en l’être humain avant tout. Une valeur de moins en moins présente en institution, où l’on parle de prix de journée à longueur de temps. Là, le matin, je sais pourquoi je me lève. » Après son diplôme, cet éducateur spécialisé de 35 ans implanté en Haute-Savoie n’a travaillé que trois ans en établissement, principalement en Itep (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) avec des adolescents ou des jeunes majeurs, mais l’expérience ne l’a pas convaincu. « La plupart des structures mettent les personnes dans des cases, c’est ce qui me déplaît. Le projet n’est plus adapté à la population accueillie mais au dispositif. Auparavant, une équipe montait un projet et un gestionnaire cherchait des financements. Maintenant, c’est le contraire. Le gestionnaire impose un financement, et à l’équipe de se débrouiller avec », regrette-t-il.
« On n’est pas des ’cassos“ »
Quand il s’est lancé dans l’auto-entreprenariat, en 2016, Sébastien Kergal a d’abord fait du coaching parental. Une activité qui a immédiatement bien fonctionné avec des familles plutôt nanties ayant des difficultés avec leurs enfants. « Elles ne s’adressent pas aux services sociaux car elles considèrent qu’elles ne sont pas des “cassos” », commente celui qui a aussi accompagné des parents moins fortunés auxquels il facturait sa prestation en fonction du quotient familial, soit parfois 5 € de l’heure. Mais l’éducateur, très sportif, s’ennuie assez rapidement. Alors, lorsqu’un magistrat lui propose de s’occuper pendant une semaine d’un jeune de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), il n’hésite pas. « Plus aucune institution ne voulait de lui. Je lui ai demandé ce qu’il aimait, il m’a dit qu’il voulait faire du canoë. Je suis parti sur cette base pour créer un lien de confiance et évaluer ses problématiques. » En cinq jours, l’éducateur n’a pas accompli de miracle, mais le jeune a pu intégrer un nouveau foyer. « Il est diplômé maintenant. Il était étonné de pouvoir élaborer son projet personnel. “D’habitude, ce n’est pas le mien, c’est celui de l’éducateur”, m’a-t-il dit. En réalité, il avait juste un gros manque de confiance en lui », assure Sébastien Kergal.
Aujourd’hui, celui qui se définit davantage comme un « artisan de l’éducation spécialisée » qu’un travailleur social en libéral a abandonné le statut d’auto-entrepreneur pour créer une société par actions simplifiée (SAS) unipersonnelle, plus compatible avec sa nouvelle pratique.
De fait, il accompagne désormais un jeune de la protection de l’enfance ou de la PJJ pendant 40 à 60 jours dans ce qu’il appelle un « séjour de répit ». Durant cette période, ce dernier habite au domicile de l’éducateur et de sa compagne, qui disposent d’un grand logement. Les activités et les repas sont partagés ensemble. Au quotidien, l’éducateur lui apprend à voler en parapente, à construire son projet professionnel, l’accompagne à un rendez-vous avec un chef d’entreprise, sur le lieu de son stage… « Cette démarche les aide à s’ancrer dans la relation très vite. Au fil du temps, elle devient très forte et on peut bâtir quelque chose. C’est impressionnant de voir à quel point tous les jeunes me disent à l’issue du séjour : “Pour une fois, on croit en moi !” Dans les structures médico-sociales, ils sont trop nombreux pour qu’on puisse faire du cas par cas. C’est difficile pour eux de trouver leur place », affirme le professionnel atypique, qui a déjà soutenu 77 adolescents.
1,50 à 2 € de l’heure
Il s’agit, pour la majorité, de situations dites « complexes », des enfants au profil abandonnique que l’institution n’arrive pas à accrocher, qui sont en échec scolaire ou sont passés d’un établissement à un autre, et qui exigent une grande réactivité. Dès leur arrivée, l’éducateur leur fait travailler le retour à l’institution, qui doit être positif. « Ils ne viennent pas en vacances chez moi », précise-t-il. Six mois après leur départ, il leur téléphone pour faire un bilan. Après, c’est à eux de l’appeler, pas à lui. Jusqu’ici, tous sauf deux lui ont donné des nouvelles. Entre deux « séjours de répit », le jeune Savoyard s’octroie deux à trois semaines de repos, histoire de se retrouver en famille et de gérer « la paperasse », comme il dit. Sa rémunération est à peu près équivalente à celle qu’il avait en institution, soit entre 1 500 et 2 000 € par mois. A une seule différence : il prend en charge le jeune en continu, ce qui équivaut à un tarif horaire de 1,50 à 2 €, payés directement par les foyers, les départements ou la PJJ. L’idée que les éducateurs libéraux pourraient se faire de l’argent sur le dos du social, Sébastien Kergal la balaie d’un revers de main : « L’argent existe depuis longtemps dans le secteur. Des grosses associations qui œuvrent dans la protection de l’enfance ont des budgets colossaux. Le travail social est de plus en plus privatisé. On peut être indépendant sans pour autant chercher la rentabilité et le business. »
Davantage de reconnaissance
L’argent, il en parle d’ailleurs aux jeunes afin qu’ils sachent combien coûte leur séjour au département. « Chez les adolescents, la notion de l’argent est très importante. Quand ils voient une facture de 15 000 € chez moi, ils me disent que je suis riche. Je leur propose de regarder mon tableau comptable pour qu’ils se rendent compte que non. Cela les aide à prendre conscience des choses. Du coup, ils sont plus respectueux. Il y a aussi moins de casse et de vols », note Sébastien Kergal. Une technicité qu’il tente de transmettre à ses collègues. Car l’homme a beau être en libéral, il travaille en réseau et ne s’est jamais senti aussi peu seul : « Il y a des situations pour lesquelles je me sens incapable d’intervenir, je les transfère à d’autres éducateurs que je connais bien. Je ne prends pas une situation pour prendre une situation. »
Sébastien Kergal n’a pas le sentiment de trahir sa mission de service public. Au contraire : « J’en suis encore plus proche. Actuellement, les gestionnaires des établissements médico-sociaux sont de moins en moins des travailleurs sociaux. Je n’invente rien, je reviens juste aux bases de l’éducation spécialisée », explique-t-il. Paradoxalement, depuis qu’il vole de ses propres ailes, il a le sentiment d’être mieux considéré : « Quand j’interviens dans les réunions de concertation, le département n’écoute plus l’éducateur de telle institution mais le responsable de sa propre structure. Le regard est totalement différent. Maintenant, généralement, on m’écoute. » L’éducateur, que certains confrères ont taxé de « Monsieur Uber » à ses débuts d’indépendant, veut continuer d’innover. Avec des collègues, il est en train de créer une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) dans laquelle les jeunes pris en charge vont devenir actionnaires et recevoir… 25 centimes de dividendes.