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Protection de l'enfance : les réseaux sociaux vont devenir incontournables (6/6)

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Selon la sociologue Emilie Potin, lee fait que les mineurs placés s’autonomise à travers la communication percute les outils juridiques classiques, principalement le droit de visite, d’hébergement et de correspondance

Crédit photo D. R.
Selon la sociologue Emilie Potin, le numérique bouscule les modalités d’accompagnements des mineurs placés. S’ils laissent encore les professionnels démunis, ils doivent avant tout être perçus comme des alliés potentiels du travail éducatif.

Maîtresse de conférences en sociologie à l'université Rennes 2 et membre du Liris (Laboratoire interdisciplinaire de recherches en innovations sociétales), Emilie Potin est autrice de Séparations familiales à l'ère du numérique (éd. Erès, 2024) et co-autrice de Le Smartphone des enfants placés (éd. Erès, 2020).

Dans votre précédent ouvrage, vous pointiez le retard pris par la protection de l’enfance sur les outils numériques. La situation a-t-elle évolué ?

Emilie Potin : Les choses ont bougé avec la crise sanitaire, qui a amené les établissements et les services en milieu ouvert à massivement se doter d’instruments numériques. Les professionnels possèdent désormais un smartphone individuel alors qu’auparavant trois ou quatre éducateurs partageaient le même téléphone. C’est pareil pour les ordinateurs portables, dont l’utilisation s’est développée par nécessité entre 2020 et 2021. Chaque professionnel dispose d’un forfait Internet et de la possibilité d’installer des applications liées aux réseaux sociaux.

La visio, déployée pendant le confinement, perdure aujourd’hui pour effectuer des suivis à distance. La PJJ réalise des entretiens en visio avec des mineurs placés dans une structure à l’extérieur du département. La crise du Covid-19 a imposé une distribution un peu tous azimuts des outils numériques. Cela a été effectué dans l’urgence et il existe peu d’espaces communs pour considérer leurs usages. Ce qui renvoie les professionnels à leurs propres pratiques.

En quoi les nouveaux moyens de communication bousculent-ils les approches ?

La communication avec les jeunes et leurs familles s’individualise. Et induit davantage de flexibilité et d’horizontalité dans les accompagnements. Enregistrer leurs numéros de téléphone devient une pratique ordinaire, et ces coordonnées ouvrent l’accès à la partie publique de leur espace socio-numérique. Echanger un SMS avec un mineur est plus adapté dans certaines situations qu’un courrier postal ou un appel auquel il ne répondra pas. Etre joignable directement en cas d’imprévu sans qu’il ait à passer par le filtre du secrétariat ou de l’équipe facilite l’organisation des visites…

Cependant, les dispositifs socio-numériques, parce qu’ils sont mobiles et individuels, posent de vraies questions en matière d’accompagnement, d’autant que les écrans se déplacent avec leurs propriétaires. De quel droit l’éducateur peut-il s’immiscer dans la correspondance du jeune sur un petit appareil souvent conservé dans sa poche ? Peut-il agir sur l’interlocuteur du jeune s’il sent un malaise ? Comment interdire le portable à un jeune qui va pouvoir se connecter au collège ou ailleurs. Il y a un sentiment d’échappement du côté des professionnels, qui se retrouvent assez désemparés, dans un entre-deux inconfortable. Résultat, ils interviennent assez peu dans ces échanges numériques, exceptés sur les horaires et les temps de connexion.

Existe-t-il une différence des pratiques en fonction des travailleurs sociaux ?

Certains n’ont pas attendu la pandémie pour mobiliser leur téléphone et leur ordinateur personnels en s’ajustant sur leurs pratiques domestiques. D’autres s’attachent à conserver le cadre communicationnel préexistant, dans une forme de résistance au changement. Ils restent sur les dispositifs traditionnels, l’entretien oral, la rencontre physique… Ce n’est pas une question technique qui réclame seulement une appétence et une compétence spécifiques pour les outils numériques, mais plutôt une volonté d’accompagner ou non les transformations dans les missions de protection.

Il existe de grosses disparités entre les professionnels qui considèrent que, dès que l’on exerce auprès de jeunes, on se doit d’aller sur les réseaux sociaux et ceux qui ne veulent pas en entendre parler. Mais je pense que d’ici quelques années, la téléphonie mobile, les ordinateurs, Instagram et autres feront partie des mesures d’investigation éducatives. D’ailleurs, des professionnels s’occupant de mineurs non accompagnés n’hésitent pas à regarder ce qu’ils postent sur les réseaux pour évaluer leur degré d’isolement. Pour les autres mineurs de l’aide sociale à l’enfance, ils hésitent à le faire.

Que change le digital pour les mineurs placés ?

Ceux qui sont équipés – tous ne le sont pas, notamment les enfants avant le collège – acquièrent une forme d’autonomie relationnelle. Ils peuvent alimenter leur propre réseau, familial, amical, scolaire, etc. C’est une vraie évolution. Depuis longtemps, la protection de l’enfance entend le maintien du lien attribué aux parents. Cela reste le modèle dominant et les jeunes n’échappent pas au droit de visite auquel ils sont soumis, mais Internet leur permet de faire valoir pleinement leur droit à communiquer librement, un peu en dehors du contrôle de l’institution.

Sur leur téléphone, ils peuvent bloquer les numéros des personnes avec qui ils ne souhaitent pas parler ou dont ils veulent se défaire. La protection de l’enfance formalise les liens avec les parents, et peu avec les membres de la fratrie ou d’autres adultes qui peuvent être importants dans la trajectoire des jeunes. Les outils numériques élargissent leur marge de manœuvre. Certaines fratries se donnent des rendez-vous en ligne pour faire des jeux vidéo ou autres. Cette ouverture autorise à choisir ses affiliations et à « faire famille » autrement.

Dans ce contexte, quid des parents ?

Les parents peuvent abandonner des espaces de visite sans pour autant abandonner leur enfant. La temporalité de l’administration est différente de celle des parents. En général, ces derniers cumulent des difficultés qui les éloignent des rythmes ordinaires. S’ils n’ont pas d’emploi, par exemple, ils peuvent avoir du mal à se raccrocher aux mêmes activités que les autres. Certains parents investissent la relation à l’enfant mais sont incapables d’honorer les rendez-vous imposés par l’ASE.

Avec le numérique, ils peuvent garder le contact avec leur enfant en le suivant sur les réseaux sans forcément se signaler, et avoir ainsi une connaissance à distance de sa vie. D’autres peuvent encourager ou freiner les activités du quotidien de leur enfant, y compris les plus anodines. La correspondance numérique permet aussi de confirmer un rendez-vous, de partager un agenda, d’approuver un loisir… en faisant l’économie d’une rencontre.

Quel est l’impact sur l’organisation de la protection de l’enfance ?

La protection de l’enfance a tendance à considérer le mineur comme un objet, à situer la sécurité à l’instant T. Le fait qu’il soit un peu sujet de sa propre protection avec l’autonomie liée à la communication percute les outils juridiques classiques, principalement le droit de visite, d’hébergement et de correspondance. Le smartphone peut venir transcender ces trois dimensions. Si le jeune passe la nuit en visio avec son parent, est-ce un droit d’hébergement ou de correspondance ? Cela vient aussi brouiller les formes de régulation des liens. Les professionnels ne vont pas vérifier l’historique d’un portable comme ils peuvent le faire sur un ordinateur collectif.

Une porosité instantanée entre le dedans et le dehors apparaît également : des événements extérieurs entrent en temps réel à l’intérieur du lieu d’accueil et inversement. Je pense à une vidéo d’une famille d’accueil filmée par un jeune confié et transmise à sa mère, qui s’est plainte de la façon dont son fils était interpellé. Cette nouvelle configuration comporte aussi des risques, la prostitution, les addictions, le harcèlement, la pédopornographie… Par conséquent, il y a une polarisation sur ces dangers éventuels et une incapacité à envisager les pratiques juvéniles de manière plus nuancée. Or il existe une diversité d’utilisations. Mieux les connaître permettrait de mieux se les approprier.

Vous évoquez l’« éthique de responsabilité » des professionnels… C’est-à-dire ?

Je fais référence à la décision d’un juge qui avait interdit l’usage du smartphone à une jeune fille sur son lieu d’accueil. Celle-ci avait contourné la sentence via le téléphone d’une copine de l’ASE et contacté sa famille d’origine, bien qu’elle n’y soit pas autorisée. Ses éducateurs ont alors pris l’initiative d’accompagner l’adolescente dans ses échanges avant de renégocier avec le juge la possibilité pour elle d’entrer en relation avec ses parents.

Au regard du contexte, ils ont pris la responsabilité de dévier de leur position initiale. Les professionnels font face à des dilemmes. Les outils numériques sont sans doute des outils intéressants, mais ils complexifient les modalités de la protection. Cela oblige les équipes à mobiliser des formes d’intelligence par situation. C’est pourquoi je défends la création d’espaces collectifs pour partager les expériences. Les outils numériques méritent aussi d’être envisagés comme des alliés potentiels du travail éducatif.

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