En 1933, Le Corbusier érigeait la « Cité de refuge », son premier bâtiment public d’importance, pour l’Armée du salut, dans une rue montante du XIIIe arrondissement à Paris : « Un bâtiment destiné à accueillir tous les pauvres de Paris », raconte, 90 ans plus tard, le Colonel Jacques Donzé. Ce mardi 5 décembre, le responsable de la congrégation de l’Armée du salut en France mais « respectueux de la sainte laïcité », n’accueille pas les indigents mais un aréopage d’associatifs, d’élus et pas moins de cinq membres du gouvernement venus pour la remise du Livre blanc du travail social.
Mathieu Klein : des propositions pour faire face à un « système essoré »
C’est dire l’enjeu. Et la profondeur d’une crise qui appelle des réponses. Mathieu Klein, maire (PS) de Nancy et président du Haut Conseil du travail social (HCTS), commence son intervention en évoquant cette « crise d’attractivité et cette crise de sens » ainsi que « la colère sourde ou vive qui anime les professionnels de terrain ».
Il résume d’une formule lapidaire l’état des lieux : c’est un « système essoré ».
Puis Mathieu Klein énumère les propositions contenues dans le Livre blanc. Et au premier rang, sans surprise, c’est une « revalorisation forte des salaires et des conditions globales d’exercice pour les métiers du travail social ».
Mais les préconisations vont plus loin et veulent changer le quotidien des travailleuses sociales, pour « prendre soin de celles et ceux qui prennent soin ».
Car « les professionnelles n’aspirent qu’à une chose, mettre en œuvre leur cœur de métier ». Mais on leur propose « la bureaucratisation » et un « reporting mal calibré ».
D’autres préconisations du Livre blanc sont évoquées par la président du HCTS, citons :
- Favoriser l’« aller vers ».
- Croiser les savoirs professionnels, académiques et d’usage.
- Créer un doctorat en travail social.
- Adopter une large stratégie de communication.
Il conclut son intervention en joignant les mains, comme pour une prière, tout en martelant deux impératifs :
- « Agir d’abord et vite pour la reconnaissance et la valorisation des métiers du travail social, pour récréer de l’attractivité mais aussi répondre à la crise de sens de professionnels qui sont largement tentés par la grande démission.
- Agir, avec opiniâtreté et vision à moyen et long terme pour les transformations que requiert le travail social afin d’en faire un ferment puissant d’émancipation, d’égalité, au cœur du projet de progrès de notre pays. »
Nathalie Latour : « Il faut sortir de la logique du “stop and go” »
Lors d’une table ronde qui suit cette intervention, avec une certaine gravité, la directrice générale de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), Nathalie Latour, appelle le gouvernement à la responsabilité. « Ce rapport s’inscrit dans une crise inédite d’attractivité des métiers et d’organisation systémique de nos politiques de solidarités. S’il n’est pas suivi de mesures claires, adaptées, ambitieuses et durables, nous courrons un risque majeur d’aggravation, voire de manière irrémédiable, de l’équilibre de notre cohésion sociale. »
Le premier des ministres à réagir, c’est celui de la Transformation et de la Fonction publique. Stanislas Guerini assure d’emblée qu’il n’a « aucune cécité en matière de rémunération ». Et il a même une proposition : « Construire un cycle de négociations annuelles entre syndicats et employeurs. » Et aussi un « champ de négociations pluri-annuelles pour raisonner en termes de filière professionnelle. » On pourrait y inclure les « enjeux d’allongement du travail » suite à la réforme des retraites, mais aussi les rémunérations et les parcours pros. Bref, des réponses un peu techno.
Charlotte Caubel veut « inverser la dynamique anxiogène et dégradante »
Pas le genre de la secrétaire d’Etat chargée de l’enfance, Charlotte Caubel, qui, à défaut d’annoncer des mesures, annonce au moins la couleur : « Bien évidemment, ces métiers sont insuffisamment valorisés. » En termes de salaire et d’image, précise-t-elle.
La secrétaire d’Etat pointe la nécessité de valoriser l’image de la protection de l’enfance, « pour inverser la dynamique anxiogène et dégradante ». Sur la qualité de vie au travail, elle estime essentiel d’accompagner les professionnels lorsque des « drames humains » surviennent. Elle plaide encore pour décloisonner, dans le champ de l’enfance, les trajectoires professionnelles en valorisant davantage les acquis. « On peut être un excellent professeur des écoles quand on a été éducateur spécialisé et réciproquement. On doit être capable d’offrir des parcours professionnels valorisant en touchant tous les métiers. »
Elle souligne aussi la crainte du déclassement dans le secteur et raconte « avoir vu des pros qui avaient peur de devenir les personnes qu’ils accompagnaient ». Alors que faire ?
Pas simple de décider quand les membres du gouvernement aussi sont soumis aux injonctions contradictoires. « J’ai un magnifique décret sur l’encadrement. Certains veulent des normes et le réclament, d’autres veulent de la souplesse », indique-t-elle.
Le Livre blanc pourrait-il être une boussole dans ce brouillard ?
« Vous avez cinq ministres présents. Sachez que vos attentes ne seront pas vaines », assure Fadila Khattabi, ministre déléguée, chargée des personnes handicapées. Nous sommes pleinement mobilisés pour répondre à vos attentes. »
Aurore Bergé reprend à son compte les constats du Livre blanc
La ministre des Solidarités, Aurore Bergé, ne nie pas non plus les difficultés. Bien au contraire. Citant les « conditions de travail dégradées », la « fragilisation économique » des professionnels, le « sentiment de perte d’autonomie », le « management par les chiffres excessif » ou encore la « tendance à la bureaucratisation », elle reprend à son compte les principaux constats dressés par le Livre blanc.
Sur la question des salaires, d’abord. Elle appelle les organisations syndicales à reprendre les négociations autour de la convention collective unique étendue (CCUE). « J’espère qu’elles reviendront vite autour de la table pour signer cet accord de méthode, parce que nous l’attendons pour revaloriser les rémunérations. »
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Sur la question de l’exercice des métiers, elle reconnaît la nécessité de retrouver les missions fondamentales de la profession. « Le cœur de l’action sociale, ce n’est pas remplir des tableaux et tenir des indicateurs. C’est participer à un mouvement de transformation sociale qui vise l’émancipation et l’inclusion de tous à notre société. »
La ministre retient trois leviers pour replacer le travail social au cœur de ses missions :
- La simplification des démarches. La ministre cite en exemple le principe de solidarité à la source, qui pourrait être généralisé début 2025. Elle veut « privilégier les financements pluri-annuels » pour que les travailleurs sociaux cessent de s’épuiser « en compte rendu permanent ». Elle souhaite enfin lancer le chantier des systèmes d’information pour permettre le partage des données. Ce travail doit permettre d’enclencher la dynamique « Dites-le-nous une fois », qui consiste à limiter le nombre de déclarations des usagers.
- Redynamiser l’accueil de premier niveau pour distinguer accès aux droits et accompagnement, comme le préconise le Livre blanc.
- Mettre en place des temps collectifs pour créer des dynamiques de partage et d’innovation entre professionnels. « Je me suis engagée pour les aides à domicile et je souhaite les promouvoir pour d’autres métiers du lien. »
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Pour Olivier Dusspot, la balle est dans le camp des partenaires sociaux
Emboîtant le pas à Aurore Bergé, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, regrette « l’échec » des négociations sur la convention collective unique. Et renvoie là encore la responsabilité aux partenaires sociaux. « La balle est dans leur camp puisque l’Etat s’est engagé à financer les revalorisations d’un certain nombre de métiers. » Olivier Dussopt considère l’unification de la convention collective comme « un chantier prioritaire », comme l’est celui sur « la refonte et de la revalorisation des grilles salariales et des classifications », abordé lors de la conférence sociale du 16 octobre. « Le chantier des classifications est fondamental. Il permet de donner un espoir et des perspectives de carrière à des hommes et femmes qui intègrent des métiers dont les grilles de rémunérations sont quasiment planes. »
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