[TRIBUNE] Entre les partisans de la légitimation académique et ceux qui préfèrent une approche ancrée dans les savoirs professionnels, le sociologue Daniel Verba propose une nouvelle approche inspirée des « gender studies » et « cultural studies ». Les « social work studies », pourraient enrichir le travail social en associant chercheurs, professionnels et usagers pour une approche plus complète et innovante.
La question de bâtir une nouvelle discipline universitaire de travail social continue de faire l’objet de débats qui ont été récemment relancés par le Livre blanc du travail social et les initiatives de la chaire de travail social du Cnam (Conservatoire national des arts et métiers.)
Lors de la conférence de consensus organisée par Marcel Jaeger en 2013, du temps où celui-ci occupait la chaire, deux courants de pensée s’étaient opposés, les uns revendiquant la naissance d’une nouvelle discipline pour légitimer à la fois les formations en travail social mais aussi les formateurs-chercheurs qui les animent, alors que d’autres, considérant que le travail social n’avait rien à gagner à s’universitariser, défendaient l’idée qu’il devait au contraire construire sa légitimité en articulant savoirs professionnels et savoirs académiques, appuyés notamment sur les sciences sociales et en particulier sur la sociologie, la psychologie et les sciences de l’éducation.
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Je propose, pour ma part, une troisième voie, celle des « social work studies ». L’interdisciplinarité constitue en effet la richesse scientifique du travail social qu’il convient de valoriser en construisant un champ d’études sur le modèle fructueux des « gender studies » (études de genre) ou bien encore des « cultural studies » (études de culture) telles qu’elles se sont développées dans les universités américaines et qui ont suscité un dynamisme fructueux en faisant émerger d’innovantes recherches sur le « care », le genre, les sexualités ou encore les relations raciales.
Vers une alternative aux disciplines académiques rigides
Les « social work studies » pourraient donc composer un nouveau champ d’études mobilisant à la fois des chercheur(e)s en sciences sociales ou en sciences humaines, mais aussi des professionnels de l’intervention sociale et même des personnes accompagnées puisque les études invitent à dépasser les cadres académiques consacrés, en associant chercheurs, formateurs, professionnels et usagers des services sociaux comme l’avait fait en d’autres temps l’Ecole de Chicago pour les recherches sur les milieux urbains et leurs transformations sous l’impact des migrants et des exilés venus d’Europe.
Les studies seraient en effet un contre-point salutaire aux disciplines académiques frappées souvent de rigidité interdisant toute interaction avec d’autres disciplines et se fermant donc à la possibilité de produire une pensée à la mesure de la complexité du réel. Elles permettraient aussi de résoudre l’antagonisme entre les thuriféraires de la discipline et ceux qui lui préfèrent une démarche praxéologique.
Comme l’expliquent Lucas Monteil et Alice Roméro dans un article de 2017, « les disciplines, ces univers relativement stables et délimités, structurent un ordre institutionnel composé de départements, revues, procédures de certification, associations et instances nationales et internationales. Elles conditionnent cognitivement et socialement le travail de l’ensemble des praticiens du monde académique et scientifique, organisant le contrôle de la production comme de la diffusion du savoir, et sa division en domaines spécialisés autour d’objets relativement délimités et de “capitaux collectifs” de concepts, références, méthodes, etc. »[1]
Mais ces structures de contrôle ont aussi contribué à segmenter le champ scientifique et à le cloisonner en entités autonomes au risque d’en faire des instances de police occupées à faire la guerre aux autres disciplines et à conquérir de nouveaux territoires d’influence en se privant de leur complémentarité. Ceci explique notamment que des chercheurs de haut vol comme Philippe Ariès, Roland Barthes, Michel Foucault ou encore Alain Robbe-Grillet, chacun innovant de manière spectaculaire dans leur champ d’expertise, n’aient jamais pu trouver un poste dans l’université française.
Une nouvelle légitimité scientifique pour le travail social
Les studies offrent donc une alternative salutaire aux disciplines et le travail social pourrait s’y émanciper de son aspiration à la légitimité académique en s’inscrivant dans une démarche articulant champs scientifiques, champs professionnels et espace militant et en s’appuyant largement sur les laboratoires universitaires ou associés qui lui consacreraient des axes de recherche. Les perspectives de ces études sont très riches. Elles existent d’ailleurs déjà, mais elles sont dispersées dans des instances segmentées et les quelques chercheur(e)s qui s’y impliquent ont une faible visibilité sociale.
Le nouvel institut national du travail social, avec l’aide de la chaire du Cnam et des instances de représentations des travailleurs sociaux (Haut conseil, CPC, associations professionnelles…), pourrait se saisir d’un programme de construction de ce nouveau champ d’études qui à la fois reconnaîtrait enfin au travail social sa légitimité scientifique et ouvrirait donc pour les recherches encore trop timides dans ce domaine des perspectives favorables au développement d’un ambitieux projet de « social work studies ».
[1] MONTEIL Lucas, ROMERIO Alice, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs, trajectoires, politiques », Revue d'anthropologie des connaissances, 2017/3 (Vol. 11, N°3), p. 231-244. DOI : 10.3917/rac.036.0231. Ouvrage disponible sur Cairn.info